vendredi 13 novembre 2009

De décommencement en recommencement

Touche. C'est une vie en démesure
qui te bourdonne au ras du coeur
une existence difforme
aux contours lumineux

Et ça brûle et ça réchauffe de se savoir libre
navigateur des interstices d'un monde au quart de tour
arracheur de lieues à la ronde
vers et contre courants
au gré des entêtements d'instinct

Et tu avances poitrine aux vents
«Frappez! Que je me brise à m'en construire!»

Mais bon sens que tu as vrai
de pouvoir avoir tort
tordu
tortueux
le chemin de toi à la fin de toi
jusqu'à cette mort en cul-de-sac infaillible

Tu grattes
les planchers les plafonds les murs
de tes dents émotivores
Tu élargis le possible
en l'appréhendant cette damnante

Ton sol se fend et se refend de tes inconditionnements
Ça casse ça craque ça s'écroule
et ça se rapièce d'inconnu autour de tes idées fixes
magnétisme de survie
instinct de surexistence

Malgré tout ta vie se gerce dans l'ordre des choses
elle te rattrape dans ta course erratique
aux rebords de tes accomplissements
en forme de ravins renversés

Tu es jeune des premières averses d'âge mûr
de la naïveté qui tient encore les coups

Mais te rattrape
dans ta caboche inclouable
l'anticipation de cet entourage désert à ton crépuscule
de ton éphémérité discontinue
de tes aboutissements inutiles

Te rattrape le désir
de créer l'existence
d'aider à être
hors de toi
et tes apothéoses à la petite semaine

En attendant
d'être plus que toi-même
que tes élucubrations en faux-fuyant
toi tu rames
de décommencement en recommencement

Medvedev: entre modernité et préservation du régime

Article publié dans La Presse le 13 novembre 2009

Modernisation, modernisation et modernisation. Dans son deuxième discours à la nation, hier, le président russe, Dmitri Medvedev, a dressé le portrait d'une Russie "primitive" qu'il a promis de moderniser pour en faire un pays concurrentiel et démocratique.

"Plutôt qu'une société archaïque dans laquelle les leaders pensent et décident pour tous, devenons une société de gens intelligents, libres et responsables." C'est le chef de l'État russe qui l'a dit.

Déjà en septembre, Dmitri Medvedev avait créé une commotion en publiant sur le site du journal libéral en ligne Gazeta.ru un texte peu flatteur sur son propre pays. Il demandait alors aux citoyens de lui envoyer leurs propositions pour moderniser la Russie. Quelque 18 657 commentaires plus tard, il a présenté hier son ambitieux plan pour faire entrer son pays dans le XXIe siècle et sortir l'économie russe de sa dépendance envers les hydrocarbures.

Pour Medvedev, la modernisation permettra à la Russie d'être plus "concurrentielle" et plus "efficace", deux mots qu'il a prononcés à plusieurs reprises dans son discours de 100 minutes. Medvedev a d'ailleurs tenu à faire une profession de foi envers le libéralisme économique.

"En période de crise, le rôle de l'État dans l'économie, naturellement, a de nouveau augmenté. C'est évidemment une tendance qu'on observe partout dans le monde, mais dans une perspective à long terme, il n'y a rien de bon là-dedans."

Dmitri Medvedev a ajouté que plusieurs grandes sociétés d'État russes étaient vouées à disparaître: "Ce modèle, dans les conditions actuelles, est dans l'ensemble sans avenir", a-t-il annoncé.

Moins de fuseaux horaires

Pour améliorer la gestion du plus grand pays du monde, M. Medvedev a eu une proposition des plus surprenantes: réduire le nombre de fuseaux horaires du pays, qui en compte 11. Il a toutefois laissé aux experts la tâche d'en déterminer le nombre approprié - par le passé, certains ont proposé de passer à quatre.

Dmitri Medvedev a promis des améliorations dans presque tous les domaines: augmentation des rentes des retraités, internet haute vitesse dans tout le pays et en premier lieu dans les écoles, gouvernement en ligne - notamment pour améliorer la transparence des structures de l'État et en finir avec la corruption.

S'il n'a pas glissé un mot sur la situation des droits de l'homme, il a assuré que la modernisation de l'économie ne peut se faire sans la refonte des institutions démocratiques. Mais, du même souffle, le président Medvedev a prévenu les mouvements de l'opposition que l'ouverture aurait ses limites: "Le renforcement de la démocratie ne signifie pas un affaiblissement de l'ordre public. Toutes les tentatives pour ébranler la situation sous le couvert de slogans démocratiques, pour déstabiliser l'État et diviser la société seront empêchées." En Russie, les opposants se voient souvent refuser la permission de manifester, sous divers prétextes "administratifs".

En matière de politique étrangère, Medvedev a évité de narguer l'Occident, ce qui était devenu une habitude depuis l'entrée en fonction de son prédécesseur Vladimir Poutine, en 2000. Dans son discours de l'an dernier, qui coïncidait avec l'annonce de l'élection de Barack Obama, Medvedev avait annoncé l'installation de missiles Iskander dans l'enclave de Kaliningrad pour contrer le bouclier antimissile américain. Ces deux projets ont été abandonnés. "Notre politique étrangère doit être exclusivement pragmatique. Son efficacité doit être jugée selon un critère simple: Contribue-t-elle à améliorer le niveau de vie de notre pays?" s'est-il plutôt limité à dire hier.

Selon Pavel Koudioukine, analyste des réformes de l'administration de l'État à l'École supérieure d'économie de Moscou, les mots qu'a choisis le président sont justes, mais sans une "réforme sérieuse du système politique", ces plans n'ont aucune chance de se concrétiser. M. Koudioukine n'a rien perçu dans ce discours qui laisse croire que le tandem Medvedev-Poutine soit prêt à desserrer son emprise sur le pouvoir pour mettre en branle une vraie modernisation.

"Sans système judiciaire indépendant, rien n'est possible, poursuit-il. Tant que des obstacles institutionnels et politiques freineront le développement économique, nous resterons un pays périphérique à l'économie archaïque basée sur les matières premières."

jeudi 12 novembre 2009

Russie: police, mensonges et vidéo

Texte publié dans La Presse le 11 novembre 2009.

Moscou - Exaspéré par la corruption, le favoritisme et les conditions de travail difficiles dans la police russe, un simple agent a décidé de tout dénoncer grâce à l'arme la plus puissante qui soit: l'internet. Renvoyé pour «diffamation envers ses collègues», menacé, Alekseï Dymovski rêve maintenant d'une grande enquête nationale pour assainir le système policier.

Le commandant Dymovski en avait assez que ses supérieurs lui demandent de fabriquer des preuves pour élucider des crimes, de protéger leurs amis et de fermer les yeux sur les pots-de-vin qu'ils recevaient. Surtout pour un salaire de misère de 14 000 roubles par mois (500$).

Il a donc décidé d'en parler à la seule personne qu'il croit capable de mettre fin à ce «bordel»: Vladimir Poutine. «Peut-être que vous ne savez pas, peut-être que vous le soupçonnez, peut-être que personne ne vous parle de cela, mais je veux que vous sachiez comment nous vivons, nous les simples agents», expliquait M. Dymovski au premier ministre, dans deux vidéo mises en ligne sur son blogue le 6 novembre.

En quelques heures, les clips de l'agent de 32 ans en poste à Novorossiisk, sur la mer Noire, avaient fait le tour du Runet (l'internet russe). Le pays entier a entendu les doléances de l'officier, largement rapportées par les médias, même officiels. Les commentaires d'encouragement fusaient de toutes parts. «Bravo, mais tout le monde le savait déjà; -)», commentait notamment l'utilisatrice de Youtube, Marina3290, en écho à d'autres messages similaires.

Tout le monde, sauf Vladimir Poutine, à en croire Dymovski. Le ton naïf du policier nouvellement chômeur rappelle d'ailleurs celui des prisonniers politiques sous Staline, convaincus que le grand leader du pays ignorait leur présence dans les camps de travaux forcés et que s'ils pouvaient l'en informer, la situation se réglerait.

Vladimir Poutine n'a toujours pas répondu publiquement à l'appel de l'officier qui se dit «prêt à prendre la responsabilité» d'une vaste enquête pour lever le voile sur les réseaux de corruption dans la police.

En conférence de presse à Moscou hier, Alekseï Dymovski laissait toutefois entendre qu'une réunion avec l'homme fort du pays pourrait bien avoir lieu dans les prochains jours.

Depuis sa sortie publique, il dit avoir été suivi et avoir fait l'objet d'intimidation, vraisemblablement de la part d'anciens collègues. L'homme, qui sera père pour la deuxième fois en janvier, dit ne pas avoir peur de mourir «pour que l'honnêteté, la justice et la dignité» soient à nouveau associées à sa profession.

Il s'attend d'ailleurs à voir apparaître des accusations fabriquées contre lui pour le faire taire. «Ils ont un dossier sur chaque policier qu'ils peuvent sortir au besoin», expliquait-il, hier, aux nombreux journalistes venus écouter son histoire. «Mais je suis prêt à faire trois ans de prison s'il le faut».

Alekseï Dymovski promet que des heures encore plus sombres seront vécues par ses supérieurs de Novorossiisk. Durant plusieurs jours, il est allé au travail avec un dictaphone accroché au cou, pour recueillir des preuves contre eux. «J'ai 150 heures d'enregistrement.»

Dymovski assure ne pas être motivé par la vengeance contre des supérieurs qui le faisaient travailler «30 jours sur 31» et l'empêchaient d'aller se faire soigner à l'hôpital. Ce qu'il attend de Vladimir Poutine, c'est «qu'il change la structure». Mais les mentalités aussi devront changer.

Selon un sondage mené par le Centre Levada l'an dernier, plus de la moitié des Russes considèrent «moralement acceptable» de donner (52%) et ou de recevoir (62%) un pot-de-vin.

lundi 9 novembre 2009

Chute du mur de Berlin: Indifférence en Union soviétique

Publié le 9 novembre dans le journal Le Soir de Bruxelles.

«Le noeud gordien est coupé ». C'est avec ce titre nébuleux que la Pravda faisait état dans son édition du 11 novembre 1989 de la « situation » en République démocratique allemande. Non pas en « Une », occupée par des informations pompeuses sur la mise à l'eau du paquebot soviétique Ernesto Che Guevara et les activités du Parti communiste, mais en bas de page 6, dans la section Le monde des années 80.

« Tout juste après que la décision du gouvernement de RDA [d'autoriser le libre déplacement de ses citoyens hors du pays] a été rendue publique, plusieurs habitants de la capitale ont utilisé cette nouvelle possibilité : dans leur propre voiture ou en train de banlieue, ils se sont dirigés vers l'Allemagne de l'Ouest. À quelques rares exceptions, ils sont ensuite revenus », désinformait le correspondant berlinois du journal officiel du PC soviétique. « Aux questions des correspondants occidentaux [à savoir pourquoi ils revenaient], la réponse habituelle des gens était qu'en Allemagne de l'Est, ils ont un travail, une résidence et qu'ici, c'est leur pays natal », ajoutait-il.

Ceux qui maîtrisait l'art de lire entre les lignes de la Pravda avait compris que quelque chose ne tournait plus rond en Allemagne socialiste. Mais même chez les mieux informés des démocrates et dissidents, la nouvelle n'a pas entraîné l'euphorie immédiate. « La chute du mur n'a pas été perçue comme un événement très important en Union soviétique », souligne Iouri Afanassiev, qui était co-président du Groupe interrégional, première fraction de députés non-communistes au parlement soviétique, élus en mars 1989. « Les gens vivaient dans des conditions sordides. Les problèmes de la vie quotidienne les occupaient totalement sur les plans physique et psychologique. D'ailleurs, l'annonce de la chute de l'URSS n'a pas non plus au départ créé un grand choc ».

L'historien ne se souvient pas lui-même de ce qu'il faisait ni comment il a appris que le Mur était tombé. Avec les autres chefs de fil du mouvement démocratique de l'époque, Andreï Sakharov, Boris Eltsine et Anatoly Sobtchak (plus tard maire de Saint-Pétersbourg et mentor de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev), il n'a pas cru bon d'organiser une réunion pour discuter de l'événement et ses conséquences. « En 1989, nous avons commencé notre action (politique) avec un niveau très bas de compréhension de la situation ». Afanassiev et les autres démocrates croyaient toujours que le socialisme était réformable. « Même dans les pays Baltes, l'idée d'indépendance de l'Union soviétique n'existait pas encore en 1989. En Estonie, on ne parlaient que d'indépendance économique. »

Mais la société soviétique était déjà en ébullition avant la chute du Mur. « Nous avons passé 1989 avec la possibilité constante d'interventions militaires », explique Afanassiev, en référence notamment aux manifestations réprimées dans le sang par l'armée rouge à Tbilissi en avril.

L'hebdomadaire Moskovskie Novosti, proche des démocrates, prenait conscience dix jours après la chute du Mur de sa portée. « Les changements en RDA réjouissent chacun de ceux pour qui "liberté" est un mot tendre », y écrivait l'historien spécialiste de l'Allemagne Vladimir Ostrogorski, tout en s'inquiétant des troubles causés par des « skinheads et des néo-nazis » venus d'Allemagne de l'Ouest, « instigateurs de débauche » près du Mur. Dressant un parallèle avec la Révolution française, il en concluait malgré tout que la chute du Mur aurait sa place dans les livres d'histoire : « La prise de la Bastille n'a pas entraîné non plus, comme on le sait, l'avènement de la paix et la grâce sur notre planète de vice. Mais tout de même, deux siècles plus tard, nous célébrons toujours cet événement avec faste. »

lundi 2 novembre 2009

L'aventure russe du Cirque du Soleil

Article publié dans La Presse, le 23 octobre 2009

Près du quart de ses 1500 artistes sont russes, mais le Cirque du Soleil ne s'était jamais produit en Russie. La troupe du spectacle Varekaï entame ce soir une série de 60 représentations à Moscou. Après s'être tenu à l'écart d'un pays au climat d'affaires trouble, le Cirque y voit maintenant l'un de ses marchés les plus prometteurs.


Moscou - «C'est le bon timing», assure le fondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté. Déjà, la prévente des billets est encourageante: 80 000, soit environ 55 % des places disponibles. «Habituellement, dans un nouveau marché, c'est plutôt de l'ordre de 10 à 15 %», souligne-t-il.

La relation du Cirque du Soleil avec la Russie remonte à 1986, soit deux ans après sa fondation. Guy Laliberté était venu dénicher des saltimbanques dans l'Union soviétique d'alors, un pays à la grande tradition de cirque et de gymnastique. Depuis, ses chasseurs de têtes reviennent constamment dans la nouvelle Russie, en plus d'y maintenir des relations avec des écoles spécialisées.

«Il y a un talent énorme ici. Si vous regardez le ballet, le théâtre, l'art clownesque, les acrobates, les patineurs, les nageurs, les plongeurs. C'est un magasin de bonbons pour nous ici! lance Guy Laliberté. C'est un endroit où nous rêvions de venir, parce que les talents y sont. Et maintenant, il s'agit de s'assurer que les talents continueront d'émerger de ce pays, parce que nous sommes passés de l'Union soviétique à une Russie en période de transition. Le défi est de continuer à soutenir l'émergence des talents.»

La chute du communisme, qui a coïncidé avec la croissance internationale du Cirque, n'était en effet pas très propice ni aux affaires ni à la préservation des grandes institutions de formation du pays. «Il y a eu la période où on a voulu garder nos distances parce que c'était le far west ici. Aujourd'hui, c'est du passé. Un système sociopolitique a été mis en place. Le défi est maintenant de trouver les bonnes personnes et d'arriver au bon moment pour faire des affaires», explique M. Laliberté.

Justement, ces bonnes personnes, le Cirque les as trouvées.

Le Canadien George Cohon a travaillé 14 ans pour ouvrir le premier restaurant McDonald's à Moscou, en janvier 1990. Son fils Craig, lui, a ouvert la porte du marché russe à Coca-Cola. Aujourd'hui, ils sont responsables de Cirque du Soleil Rus, la compagnie qui gère les opérations du géant québécois du divertissement en Russie.

Cohon père est un bon ami du tout-puissant et controversé maire de Moscou, Iouri Loujkov. Un atout de taille. «Trente-trois ans de relations avec les Russes, de contact avec leur culture, c'est précieux», dit Guy Laliberté.

«Nous ferons de notre mieux pour que ça devienne le meilleur marché au monde pour le Cirque du Soleil, promet de son côté George Cohon, 72 ans. Pour McDonald's, c'est déjà le marché le plus rentable.»

L'aventure spatiale de Guy Laliberté dans la capsule russe Soyouz, il y a quelques semaines, a certainement marqué les esprits dans le plus grand pays du monde, mais ce n'est pas ce qui a fait grimper en flèche les ventes de billets pour Varekaï, note Craig Cohon.

«Le tournant, ça a été Eurovision.» En mai dernier, le Cirque a ouvert la finale télévisée de ce concours de chansons ultra-populaire en Europe de l'Est avec un numéro d'acrobatie.

Le Cirque du Soleil espère s'installer en Russie sur une base permanente d'ici trois ou quatre ans, en inaugurant son propre chapiteau avec un spectacle permanent. Actuellement, seuls Las Vegas, Tokyo, Macao et Orlando disposent d'installations fixes.

Mais tout en promettant d'engager une partie des revenus du Cirque dans des oeuvres sociales s'il s'installe en Russie, Guy Laliberté reste prudent. L'aventure russe de Varekaï devra montrer sa rentabilité avant de se poursuivre.

«Si nous obtenons du succès cette fois-ci, vous pouvez être certain qu'il y aura plus de spectacles du Cirque du Soleil. Nous voulons que la Russie soit l'un des pays où nous nous produisons le plus», a-t-il dit en conférence de presse mardi à Moscou.

«J'espère que ce sera le début d'une longue histoire d'amour avec le peuple russe.»

À en juger par la réponse positive du public à l'avant-première hier soir, le Cirque du Soleil est sur la bonne voie.

Le maire de Moscou abolit les tempêtes de neige

Article publié dans La Presse le 21 octobre 2009

La place Rouge ne blanchira pas cet hiver. Et dans un pays où les politiciens font la pluie et le beau temps, Dame Nature n'y est pour rien. C'est le conseil municipal de Moscou qui vient de décider d'abolir les tempêtes de neige, nous rapporte notre collaborateur.

Moscou - Quand le maire de Moscou Iouri Loujkov a proposé, début septembre, d'abolir les tempêtes de neige dans sa ville, il ne s'agissait pas d'une promesse électorale en l'air. Du 15 novembre au 15 mars, l'aviation russe aura l'ordre d'éliminer tout nuage susceptible de causer de trop fortes précipitations sur la capitale.

Le tout-puissant maire, en poste depuis 17 ans, n'est pas allergique à l'hiver. Sa motivation est plutôt d'ordre budgétaire. Selon ses estimations, la ville pourrait économiser entre 160 et 300 millions de roubles (5,7 et 10,7 millions CAN) chaque hiver en déneigement si les grandes tempêtes de plus de 10 cm de neige étaient évitées. La chasse aux nuages ne coûterait qu'entre deux et trois millions de dollars par hiver, toujours selon le maire.

La technique a déjà fait ses preuves. Depuis des décennies, l'aviation soviétique, puis russe, bombarde, à l'aide d'un mélange d'iodure d'argent, de poudre de ciment et de glace sèche, les nuages menaçant de se déverser sur les parades dans la capitale lors de certaines fêtes estivales. Le procédé n'a toutefois pas été testé en hiver.

Mais Iouri Loujkov n'a rien à prouver. Même s'il n'a fourni aucune expertise, n'a pas consulté les météorologues, écologistes et économistes, le projet a été adopté sans grand questionnement par les députés du conseil municipal, la semaine dernière.

Chef de file à Moscou de Russie unie, le parti dirigé par le premier ministre Vladimir Poutine, le maire avait justement renforcé sa majorité lors d'élections entachées d'irrégularités, le 11 octobre. Russie unie détient maintenant 32 des 35 sièges au conseil.

Les citoyens et élus de la région moscovite n'ont pas été consultés eux non plus. C'est pourtant eux qui hériteront en premier lieu de la neige qui aurait dû tomber sur la place Rouge, puisque les nuages seront crevés au-dessus de leurs têtes. En juin 2008, une famille avait d'ailleurs eu la mauvaise surprise de voir son toit transpercé par un sac de ciment de 25 kg, échappé par un avion lors d'une chasse aux nuages.

Selon Loujkov, les habitants de la périphérie devraient surtout se réjouir de son illumination. «Il ne faut pas en rire, tout ce que ça fera, c'est que les récoltes dans les champs seront meilleures!» a-t-il déclaré récemment, se fiant uniquement à son bon sens.

Des écologistes ont dit craindre que la perturbation du cycle naturel de précipitations ne menace des animaux sauvages en périphérie de la capitale, alors que la végétation au centre-ville pourrait manquer d'eau.

Ce n'est pas la première fois que Iouri Loujkov se prend pour Dame Nature. Depuis longtemps, il plaide pour rediriger le cours de fleuves de Sibérie afin d'irriguer des terres. À l'époque soviétique, un éclair de génie similaire d'économistes soviétiques avait failli causer l'assèchement de la gigantesque mer d'Aral, en Asie centrale, qui a perdu 60% de son volume en 30 ans.

Commerce: L'aventure post-soviétique

Dossier publié dans la revue Commerce, édition d'octobre 2009, sur les possibilités de faire des affaires en Russie pour les étrangers.

Moscou - Après 18 ans de capitalisme, la Russie est à la fois la manne et le cauchemar des gens d'affaires occidentaux. Commerce est allé voir.

"Pojalouïsta, Big Mac, kartochka i cola." Le McDonald's de la Place Pouchkine, en plein coeur de Moscou, est l'un des plus grands de la chaîne dans le monde. Et surtout, le plus achalandé. "Depuis le jour de son ouverture [le 31 janvier 1990] jusqu'à aujourd'hui", précise le Canadien George Cohon qui a implanté la chaîne en Russie.

À l'extérieur, la statue du plus célèbre poète russe ne regarde plus la faucille et le marteau communistes depuis deux décennies déjà. Comme le reste de la population du pays, Pouchkine a désormais le choix. Outre l'immense arche jaune de l'empire du fast-food, les affiches publicitaires géantes et les enseignes de Nokia et de Pepsi forment devant lui une toile toute capitaliste, animée par les voitures étrangères qui filent dans la rue Tverskaïa, une des artères principales de Moscou.

Il n'y avait rien de tout cela en 1976, l'année où George Cohon a eu la folle idée d'ouvrir un McDonald's au pays des Soviets. Pas étonnant qu'il lui ait fallu 14 ans et une perestroïka (restructuration économique mise en place par Gorbatchev) pour concrétiser son rêve d'apporter un "goût d'Occident" aux Russes. "Je voyais un potentiel de marché énorme", dit le fondateur de McDonald's Canada. Il avait raison. Des 118 pays où est implantée la multinationale, la Russie représente le marché le plus profitable. En 20 ans, elle y a ouvert 222 restaurants.

Les ambitions du Cirque du Soleil

Aujourd'hui, l'homme de 72 ans a une nouvelle mission : aider le Cirque du Soleil à conquérir le plus grand pays du monde. Dans la Russie d'aujourd'hui, le défi ne peut plus être qualifié de "colossal". Le pays compte maintenant plus de 18 ans d'expérience capitaliste. Il n'aura fallu que deux ans entre le premier coup de sonde et la première du spectacle Varekai qui aura lieu à Moscou, le 23 octobre prochain. Dans trois ou quatre ans, le Cirque du Soleil voudrait avoir déjà ses propres installations et un premier spectacle permanent en Russie, explique Daniel Lamarre, son président et chef de la direction. "C'est un marché aussi important que le marché américain", dit-il, rappelant la grande tradition du cirque en Russie.

Le dirigeant québécois est toutefois conscient des susceptibilités à respecter. "Il faut faire preuve de modestie, accepter que ce marché est différent et travailler avec les gens localement." C'est pourquoi le Cirque a créé une entreprise russe qui s'occupera de la gestion de ses projets là-bas. Elle sera dirigée par les Cohon, père et fils, alors que les autres employés seront presque exclusivement russes. Daniel Lamarre reconnaît que les contacts politiques de George Cohon, depuis longtemps un ami du maire de Moscou, Iouri Loujkov, ont facilité les choses.

L'envers de la médaille
Faire des affaires en Russie ne relève toutefois pas du conte de fées. Et il est difficile de prévoir quand une tuile vous tombera sur la tête. Peu importe depuis quand une société est installée dans ce pays, aucune n'est immunisée, explique Piers Cumberlege, président de l'Association d'affaires Canada-Russie-Eurasie (CERBA). "En ce moment, il est difficile de prédire où on peut faire un investissement qui ne sera pas un jour ou l'autre la cible d'une action hostile. Et ce, dans presque tous les secteurs."

Ces activités hostiles sont parfois entreprises par le gouvernement russe lui- même. Bombardier en fait actuellement les frais. Depuis deux ans, les six CRJ900 qu'elle a vendus à la compagnie aérienne Tatarstan sont cloués au sol. Tout comme pour plusieurs de ses plans de développement en Russie. Bombardier ne parvient pas à obtenir de certificats de navigabilité pour ses appareils, qui volent pourtant dans plusieurs autres pays. Elle y voit un geste protectionniste de la part du gouvernement pour favoriser ses concurrents russes comme Soukhoï. Et contre cela, la multinationale québécoise n'a aucun recours. Pour ne pas faire trop de vagues, les représentants de l'avionneur ont préféré ne pas accorder d'entrevue à Commerce à propos de leur expérience en Russie.

Mais il y a eu pire. Parlez-en à Alex Rotzang et Phil Murray. Le 29 juin 2001, à Nijnevartovsk, en Sibérie, vingt hommes armés envahissaient les bureaux de Yugraneft, une coentreprise pétrolière alors détenue par la canadienne NoreX Petroleum et la russe TNK. Les deux sociétés n'arrivant pas à s'entendre, TNK aurait décidé d'imposer ses dirigeants pour prendre le contrôle total de l'entreprise conjointe. "Ils n'ont eu qu'à se rendre à la Cour d'arbitrage de Khanti-Mansiïsk, où les juges étaient nommés par le gouverneur, pour légaliser le tout." À l'époque, le gouverneur de la région était nul autre que... le président du conseil d'administration de TNK !

Depuis, les deux dirigeants de NoreX Petroleum ont abandonné les recours en Russie et poursuivent maintenant aux États-Unis la banque Alfa, financière de TNK. Rien à faire. Un des actionnaires principaux à la fois de la banque et de la société pétrolière est Mikhaïl Fridman, un oligarque proche du premier ministre Vladimir Poutine.

Au cours des dernières années, d'autres partenariats russo-occidentaux, particulièrement dans le secteur du pétrole, ont connu des problèmes. Des analystes y ont vu le désir des dirigeants russes de voir le pays se réapproprier ses ressources naturelles. Alex Rotzang fait une tout autre analyse. "Depuis la chute du communisme, la politique ne joue plus aucun rôle [dans les relations commerciales]. Tout est une question d'argent, de partage et de vol d'argent" par les politiciens et les gens d'affaires, dit cet homme d'origine russe, que son expérience a laissé amer. Son partenaire d'affaires, Phil Murray, tranche : "Si vous voulez vendre vos produits en Russie, vous réussirez probablement bien. Mais si vous voulez y investir, y placer votre argent, vous feriez peut-être mieux de le mettre sur une table à Las Vegas."

Gérer la corruption

Le cas NoreX fait toutefois figure d'exception. La corruption est un facteur plus souvent évoqué pour expliquer la réticence des entrepreneurs à se lancer dans le marché russe. D'autant plus que, loin de s'améliorer, la situation a empiré au cours de la dernière décennie. L'an dernier, l'ONG Transparency International plaçait la Russie au 147e rang des 180 pays de son classement (décroissant) sur la corruption.

La plupart des gens d'affaires russes affirment qu'il est actuellement impossible de lancer une entreprise et de la faire fonctionner sans graisser la patte de quelques fonctionnaires. Non pas pour se procurer un avantage quelconque, mais simplement pour pouvoir obtenir la ribambelle d'autorisations nécessaires et pour faire "débloquer" son dossier perdu dans la lourde bureaucratie russe. Pourtant, les gens d'affaires étrangers que Commerce a interviewés affirment tous n'avoir jamais eu à verser un seul pot-de-vin depuis leur arrivée en Russie.

Piers Cumberlege, qui a travaillé pour plusieurs entreprises étrangères en Russie depuis la chute de l'URSS, assure qu'il est possible d'y rester honnête. Et que c'est même nécessaire. Comment faire ? "On dit non dès le début. Poliment et gentiment. Il faut affronter ce problème de manière transparente. C'est seulement en agissant de cette façon que la corruption disparaîtra. Ceux qui l'alimentent sapent leur propre autorité et leur marque dans le marché, et contribuent à perpétrer le problème."

Des possibilités malgré tout
En dépit des embûches, les Canadiens sont de plus en plus intéressés par le marché russe. L'automne dernier, une délégation d'une vingtaine de gens d'affaires québécois a suivi Raymond Bachand, alors ministre du Développement économique, au cours de la Mission Russie 2008. Au printemps 2009, c'était au tour du gouvernement canadien d'organiser une mission commerciale, principalement axée sur le secteur des infrastructures.

C'est que les infrastructures russes tombent en décrépitude et deviennent même dangereuses. Même le président russe Dmitri Medvedev le reconnaît. En août, une semaine après l'accident qui a fait plus de 70 victimes à la centrale hydroélectrique de Saïano-Chouchenskaïa, en Sibérie, le plus grand barrage du pays, le chef de l'État a admis que la Russie était "très en retard sur le plan technologique". Pas étonnant donc que SNC-Lavalin y fasse des affaires d'or. La société d'ingénierie mène entre 15 et 20 projets en même temps en Russie, pour un chiffre d'affaires qui varie de 75 à 100 millions de dollars par an. En juin dernier, elle a ouvert un bureau dans la ville de Sotchi, sur la mer Noire, où se tiendront les Jeux olympiques d'hiver de 2014. Elle a été choisie pour assurer la gestion de la construction et de l'entretien du réseau de transport des Jeux, et le prolongement du chemin de fer côtier de Sotchi. "Faites le tour du monde", lance Ronald Denom, président de SNC-Lavalin International. Qui a de grandes réserves [d'hydrocarbures] ? La Russie. Qui a une population très instruite et un niveau de vie croissant ? La Russie. En nous y enracinant et en étant partie prenante de cette économie, nous allons grandir et prospérer avec elle."

Le pays possède toujours un bon bassin de scientifiques et d'ingénieurs pour se développer, remarque Ronald Denom. Le problème se trouve plutôt du côté de la gestion de projets, une faiblesse héritée de l'époque soviétique. "C'est moins prononcé qu'avant, mais il y a encore beaucoup de place pour des sociétés comme la nôtre", souligne-t-il.

SNC-Lavalin est établie en Russie depuis plus de 30 ans. La société a souvent eu des différends commerciaux, mais Ronald Denom précise qu'aucun d'entre eux n'a fini devant les tribunaux. "Nous nous sommes toujours entendus avec nos clients russes et internationaux" et les projets ont toujours abouti. Ce sont souvent les contrats réalisés dans les régions éloignées qui sont les plus problématiques, car les entreprises s'exposent alors aux aléas des cours et des gouverneurs locaux.

Une coentreprise ?

Plusieurs gens d'affaires étrangers ont l'impression que le seul moyen de percer sur le marché russe est d'ouvrir une coentreprise. Piers Cumberlege n'est pas aussi catégorique. "Souvent, la coentreprise est perçue comme la voie facile et rapide. Mais elle risque aussi d'être très tortueuse, et il peut être difficile de se désengager. Si vous possédez les ressources et que vous avez le dos assez large pour le faire par vous-même, vous pouvez y aller. Vous aurez probablement besoin de conseillers pour naviguer parmi les structures locales. Et je n'entends pas par cela la corruption, mais les éléments administratifs et culturels, ou encore la gestion d'un service de ressources humaines."

Si le marché russe est attrayant, il demeure instable. D'autant plus que ce pays reste très dépendant du cours des hydrocarbures, malgré les promesses répétées du pouvoir russe de diversifier l'économie. À l'automne 2008, le début de la crise économique et financière, jumelé à une chute radicale des prix du baril de pétrole, a fragilisé l'économie russe renaissante. Les capitaux étrangers, eux, ont pris la fuite par milliards de dollars.

Le ministre des Finances Alekseï Koudrine a indiqué que l'économie russe ne retrouverait son niveau d'avant la crise que dans quatre ou cinq ans. En 2009, le gouvernement prévoit une chute du PIB de 8,5 %. Nous sommes loin des 7 % de croissance moyenne enregistrés depuis 1999. Les chocs successifs depuis la chute de l'URSS ont fait que le pays est revenu à une économie fondée sur le secteur primaire, note Piers Cumberlege. Selon lui, les secteurs de l'automobile, de la finance, de la foresterie et des nouvelles technologies sont particulièrement prometteurs pour une coopération russo-canadienne.

Piers Cumberlege met toutefois en garde les gens d'affaires et leur conseille de ne pas chercher à profiter des facteurs d'instabilité pour investir en escomptant un meilleur rendement en Russie qu'ailleurs dans le monde. Il vaut mieux miser sur le développement de relations durables. "Profiter des situations temporaires [comme la crise économique], c'est se vouer à un échec à long terme." Début 2000, c'est d'ailleurs ce qui a causé des ennuis aux sociétés étrangères arrivées en Russie pendant les difficiles années 1990. "Les Russes ont dit : "Vous avez profité de nous lorsque nous étions faibles"." Et l'ours a sorti ses griffes pour reprendre ses droits.
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LES OLIGARQUES (encadré)

Leur fortune, accumulée par des moyens douteux durant les premières années du capitalisme post-communiste, est fragile. Sans préavis, le Kremlin peut les déposséder et les envoyer croupir dans une prison sibérienne.

La scène a été vue des dizaines de milliers de fois en Russie. "Oleg Vladimirovitch [Deripaska] a signé ? Non ? Alors venez !" somme Vladimir Poutine, en veston sport beige, sans cravate. Le premier ministre vient d'obliger Oleg Deripaska, un des hommes les plus riches du pays, à relancer ses usines de ciment à Pikalevo, près de Saint-Pétersbourg, et à payer sur-le-champ les arriérés de salaires. Alors que Deripaska repart vers son siège, Poutine enfonce le dernier clou de cette humiliation télévisée : "Et rendez-moi le stylo !"

C'était le 4 juin dernier. Poutine arrivait en sauveur dans la petite ville de 23 000 habitants pour réprimander Deripaska et sa bande : "Vous avez pris des milliers de personnes en otage de vos ambitions, de votre manque de professionnalisme, et peut-être tout simplement de votre avidité", déclare l'homme fort du pays.

C'était du théâtre. Deripaska, comme tous les autres oligarques, est un ami de Vladimir Poutine. Les arriérés de salaires et la relance des usines ont été payés... grâce un prêt de 250 millions de roubles de la Vnechtorgbank, une banque publique proche du pouvoir russe. Cette façon de procéder est typique, estime la journaliste réputée Ioulia Latynina, auteure de La chasse aux cerfs, un roman sur les oligarques. "Deripaska s'est fait cracher au visage publiquement, mais il a obtenu tout ce qu'il demandait. Et il ne l'aurait jamais obtenu dans le cadre de négociations commerciales habituelles, sans les ressources de l'État", souligne celle qui connaît personnellement plusieurs de ces milliardaires assez singuliers.

Lors de son accession à la présidence, en 2000, Poutine conclut un pacte tacite avec eux : "Vous ne vous mêlez pas de politique et je ne vous demande pas comment vous avez acquis vos milliards". Seul le magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski a osé défier le mot d'ordre en finançant des partis de l'opposition libérale. Arrêté en 2003, son empire, Ioukos, a été démantelé et racheté par des entreprises d'État. Il purge une peine de huit ans en Sibérie pour diverses malversations financières et risque vingt-deux ans et demi de plus, car un nouveau procès a été intenté contre lui.

Selon Ioulia Latynina, l'erreur de Khodorkovski aura été de vouloir mettre fin au jeu de la corruption grâce auquel tous se sont enrichis. "Non pas parce qu'il est devenu un saint du jour au lendemain, mais parce qu'il a compris qu'une entreprise transparente vaut plus sur le marché [international]", précise-t-elle. Le problème, c'est que les autres oligarques et Poutine ne raisonnaient pas de la même façon.

700 % C'est la hausse des exportations canadiennes en Russie depuis le début de la décennie. En 2008, elles ont augmenté de 30 %.

Il ne fait pas bon être noir à Moscou

Article publié dans La Presse (12 septembre 2009) et dans La Tribune de Genève.

Plus de la moitié des quelque 10 000 Noirs de Moscou ont déjà été agressés en raison de la couleur de leur peau, selon une étude récente. Le racisme continue de menacer quotidiennement la vie des Africains en Russie.

Moscou - Emmanuel et Jalambo grillent des cigarettes avec d'autres amis soudanais dans la cour de l'Université russe de l'amitié entre les peuples de Moscou. « Ici, personne ne nous touche. C'est plus sûr », lance Emmanuel.

Même s'il n'étudie plus, l'Africain de 27 ans, aujourd'hui diplômé en médecine, continue de flâner près de l'institution qui compte 3500 étudiants étrangers.

Son genou le fait encore souffrir. En 2004, il a passé deux mois à l'hôpital après avoir été « salué » par une quinzaine de skinheads à Saratov (à 700 km au sud-est de Moscou). « Je revenais du supermarché et ils m'ont attrapé », raconte Emmanuel, dans un russe presque sans accent.

Son copain Jalambo, 26 ans, finissant en génie électrique, n'a eu quant à lui que des « petits pépins «. Pas question tout de même de se promener seul dans la rue une fois la nuit tombée, et encore moins de prendre le métro sans être accompagné, explique celui qui travaille comme disc-jockey en banlieue de Moscou.

« Pas seulement les skinheads, mais n'importe quelle personne soûle peut nous insulter ou nous demander ton argent. Et même si on nous bat, personne dans la rue ne viendra nous aider. »

Tous les amis de couleur de Jalambo et Emmanuel ont déjà au moins été traités de « singes». Lorsqu'ils n'ont pas carrément été passés à tabac.

Objet «prioritaire» de la haine

Selon un sondage mené par l'Aumônerie protestante de Moscou, une ONG qui travaille avec les immigrants africains, 60 % des Noirs de la capitale ont été agressés depuis qu'ils y habitent. Quatre répondants sur cinq ont affirmé avoir été l'objet de violence verbale.

« Ce n'est pas du tout étonnant », commente Alexander Verkhovski, directeur du Centre Sova, une ONG qui observe les mouvements nationalistes et racistes en Russie.

La plupart des attaques racistes sont toutefois commises contre des ressortissants des républiques du Caucase russe ou de l'Asie centrale ex-soviétique, souligne-t-il. Les mouvements d'extrême droite les accusent de menacer la suprématie du peuple russe, de vouloir « islamiser » le pays et de voler les emplois des Russes.

La violence contre les Africains s'explique différemment. « Les groupes néonazis russes imitent les pratiques et la rhétorique de ceux d'Europe occidentale, pour qui les Noirs sont l'objet prioritaire de la haine », note M. Verkhovski.

Lundi, un Camerounais a été poignardé dans le sud de Moscou, vraisemblablement par des néonazis. Une attaque courante. Durant les six premiers mois de l'année, 37 personnes ont été tuées dans 126 attaques xénophobes dans tout le pays. Les Africains forment une très petite communauté de quelques milliers de personnes en Russie, mais ils sont surreprésentés parmi les victimes.

L'Obama russe

Pour obtenir aide et protection, les étrangers hésitent à se tourner vers la police. Les forces de l'ordre font plus souvent parti du problème que de la solution, expliquent les deux Soudanais interrogés. Emmanuel ne compte plus le nombre de fois où des agents contrôlent sans raison son identité, chaque jour.

Alexander Verkhovski note toutefois que les forces de l'ordre ont réellement intensifié la lutte contre les mouvements d'extrême droite depuis deux ans. « Certains [néo-nazis] se cachent, d'autres se sont même suicidés. Ces groupes font face à une sérieuse pression à Moscou. Dans les autres villes par contre, ce n'est pas encore le cas », précise-t-il.

Le racisme n'aura tout de même pas empêché Joaquim Crima, 37 ans, de se présenter au poste de chef de district de Sredneakhtoubinsk (Sud), pour l'élection d'octobre.

Originaire de Guinée-Bissau, il a rapidement été surnommé l'« Obama russe », même si ses chances d'élections sont minces. Un deuxième candidat, de père ghanéen et de mère russe, s'est ensuite lancé dans la course pour le même siège.

« J'ai peur pour lui », dit Emmanuel en parlant de Joaquim Crima. « Peut-être qu'ils vont le zigouiller. « L'élection de Barack Obama en novembre dernier aura créé une certaine vague de respect pour les Noirs en Russie, note Emmanuel. « Mais après un mois, ça s'est dissipé. »

Un rêve russe aux accents américains

Article paru dans les journaux La Presse, La Croix et le Soir, en juillet-août 2009.

Il y a quatre ans, craignant d'être renversé par une révolution pro-démocratique comme le furent ses alliés en Ukraine voisine, le régime autoritaire de Vladimir Poutine a créé des groupes de jeunes patriotes prêts à le défendre contre tout mouvement populaire. Aujourd'hui, la menace est passée. L'opposition russe est en lambeaux. Le Kremlin veut maintenant mobiliser sa jeunesse pour développer le pays, leur promettant un rêve russe aux accents américains, nous explique notre collaborateur.

Région de Tver, Russie - Il est 8h du matin, sur les bords du pittoresque lac Seliger, à 340 km au nord-ouest de Moscou. Des haut-parleurs crachent l'hymne national russe. Des centaines de participants du camp Seliger se massent devant une scène décorée de portraits et de citations du président Dmitri Medvedev et du premier ministre Vladimir Poutine pour la séance matinale d'exercice.

Les quatre années précédentes, le camp était organisé par Nachi («Les nôtres»), groupe jeunesse pro-Kremlin fondé au début de 2005, tout juste après la vague de révolutions colorées pro-occidentales dans trois républiques ex-soviétiques.

Cet été, l'Agence fédérale pour les affaires de la jeunesse, dirigée par l'ancien chef des Nachi, a reçu 3 millions de dollars de fonds publics pour prendre en main le camp. Quelque 50 000 jeunes au total ont passé une semaine ou plus dans le village de tentes aux abords de Seliger, soit 10 fois plus que l'an dernier.

«Allez! Dmitri Anatolevitch (Medvedev) doit voir que nous sommes pleins d'énergie!» lance un animateur aux jeunes en train de se dégourdir. En après-midi, ils s'entretiendront avec le président par vidéoconférence.

Quelques centaines de mètres plus loin, une série de croix plantées au sol forment le «Cimetière des inventions qui auraient pu appartenir à la Russie». Les épitaphes relatent l'histoire de l'ampoule électrique, de la radio, de l'hélicoptère ou encore du jeu Tetris, que les Russes auraient été les premiers à mettre au point, mais qu'un Américain ou, pire, un Russe immigré, ont breveté à l'étranger.

Soutenir la jeunesse

Evgueni Kourkine, 23 ans, s'assurera que ça ne se reproduise plus. Dans l'une des tentes du camp, l'étudiant de l'Université aérocosmique de Samara règle les détails d'une entente commerciale avec le directeur innovation d'Onexim Group, Mikhaïl Rogatchev. Ce dernier est prêt à investir 1 million de roubles (36 000$ CAN) dans le développement de la turbine éolienne conçue pour le milieu urbain par Evgueni et son équipe.

«Appuyer ces projets est pour nous un moyen de former une demande pour l'innovation en Russie, expliquera M. Rogatchev. Nous croyons qu'il est important que notre jeunesse énergique soit soutenue.»

Dans un pays où les mots durs de Poutine envers un chef d'entreprise peuvent faire chuter du tiers la valeur de ses actions en une journée, c'est aussi une façon pour les gens d'affaires d'assurer leurs bonnes relations avec le pouvoir.

Au moment de la vidéoconférence, Dmitri Medvedev se félicitera d'ailleurs qu'Onexim Group, qui appartient à Mikhaïl Prokhorov, l'homme le plus riche de Russie selon le magazine Forbes, appuie ces projets.

Sous un autre chapiteau, de jeunes inventeurs en sont encore à convaincre des investisseurs potentiels. «Vous devriez mieux montrer votre avantage concurrentiel», suggère l'un des hommes d'affaires à une jeune fille après sa présentation. Celle-ci aurait peut-être dû se procurer l'une des dizaines de traductions de livres américains qui promettent de révéler la recette miracle pour devenir millionnaire, en vente dans la tente voisine.

Plus de capitalisme

Seliger est maintenant plongé dans le capitalisme. «Nous commençons un nouveau cycle», explique Ilia Kostounov, l'énergique directeur du camp. «Les premières années, il n'y avait qu'une thématique: la politique. Nous devions préparer de jeunes politiciens», rappelle-t-il.

Résultats: cinq anciens campeurs de Seliger sont devenus députés à la Douma (Parlement russe), près d'une trentaine siègent dans les parlements régionaux, sans compter la multitude d'entre eux qui sont devenus fonctionnaires.

«Par analogie, nous voudrions avoir, dans trois ans, cinq multinationales et une trentaine d'entreprises régionales» issues de Seliger, rêve déjà Ilia Kostounov.

Il assure qu'il y a désormais «zéro politique» dans l'organisation du camp et dans le choix des participants. «Le fait d'avoir ou non une carte de membre d'un parti ne change en rien la capacité d'une personne à inventer.»

Gleb Pavlovski, conseiller de tous les présidents russes et l'un des idéologues derrière la création de Nachi, confirme le changement de fonction de la jeunesse poutinienne.

«Il y a quatre ans, il y avait sans l'ombre d'un doute une menace réelle (contre le pouvoir) et son rôle était de contenir les mouvements antiétatiques.» Selon M. Pavlovski, c'est «l'existence même» des groupes de jeunes pro-Kremlin qui a permis de «régler» le cas de l'opposition. «Aujourd'hui, le problème sonne différemment: il faut moderniser le pays.»

En ce cas, les forces vives de la jeunesse patriotique russe seront toujours mobilisées. Ilia Kostounov n'hésitera pas à délaisser momentanément sa chaise de fonctionnaire pour reprendre la rue. «J'ai prêté serment en tant que commissaire (de Nachi) que je ne laisserais jamais se produire un événement anticonstitutionnel dans le pays.»

lundi 31 août 2009

Russie et ses ex-satellites: Les vieilles plaies de l'Histoire restent vives

Article publié dans La Tribune de Genève et 24 heures de Lausanne le 31 août 2009.

A la veille du 70e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la Russie et ses ex- satellites s'accusent mutuellement de falsifier l'histoire. En jeu: l'honneur national de chacun, mais aussi d'éventuelles compensations financières.

Hier, le président russe Dmitri Medvedev a fustigé les dirigeants d'Ukraine et des Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), qui, selon lui, veulent faire «des anciens complices des nazis des héros nationaux».

Dans ces quatre ex-républiques soviétiques, le rôle des «partisans» ayant combattu aux côtés des SS contre l'Armée rouge reste sujet à débat. Les nationalistes ukrainiens et baltes estiment que les partisans ont choisi le camp nazi afin de chasser l'occupant soviétique.

Les différences d'interprétation n'ont rien de nouveau. Les blessures de l'Histoire n'ont jamais été refermées.

C'est une résolution de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), adoptée en juillet, qui aura remis de l'huile sur le feu. Initié par la Lituanie et la Slovénie, le texte a causé un tollé en Russie en mettant sur un pied d'égalité le régime nazi et le stalinisme. La résolution appelle à condamner toutes «les manifestations publiques glorifiant le passé nazi ou stalinien».

Pendant ce temps, à Moscou, une phrase tirée de l'hymne national soviétique louant le Petit Père des peuples refaisait son apparition dans la décoration d'une station de métro...

La Russie voit en ces salves contre le stalinisme une conspiration occidentale pour minimiser le rôle de l'URSS dans la victoire contre le nazisme et, incidemment, saper son prestige dans l'ex-espace communiste. En mai, le président Medvedev a créé une commission présidentielle «de lutte contre toute tentative de falsifier l'histoire au détriment des intérêts de la Russie».

La télévision d'Etat, contrôlée de près par le Kremlin, ne s'empêche toutefois pas, elle, une réécriture des événements. Un documentaire diffusé le 23 août, laisse entendre que le Troisième Reich aurait comploté avec la Pologne pour envahir l'Union soviétique.

Les Polonais ont été indignés par ces allégations. Ce qu'ils attendent de la Russie, c'est plutôt la réhabilitation des milliers d'officiers polonais assassinés par les Soviétiques en 1940 et des compensations financières pour leurs descendants. Un récent sondage indique que 76% des Polonais estiment que l'homme fort de la Russie devrait présenter des excuses pour l'occupation, le 17 septembre 1939, de l'autre partie du pays par l'Armée rouge.

Il est peu probable que leur souhait soit exaucé. «Le premier objectif de cette visite est de s'opposer aux tentatives de réviser l'histoire de la Seconde guerre», a déclaré le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine.

dimanche 23 août 2009

Entre disparitions, assassinats et attentats, l'Ingouchie sombre dans la violence

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, les 15 et 18 août 2009.

Un attentat contre un poste de police a fait près de 30 morts et plusieurs centaines de blessés lundi 17 août à Nazran, la plus grande ville d'Ingouchie. Dans cette petite république du Caucase russe, forces de l'ordre et guérilla islamiste se livrent une lutte sans merci.

De retour de Nazran, Ingouchie

La scène aurait pu se passer au Moyen-Orient. Mais c'était en Russie. Lorsque le kamikaze a foncé avec sa camionnette bourrée d'explosifs sur le poste de police de Nazran, il l'a fait au nom du djihad. Un djihad qui a pris la relève du mouvement indépendantiste tchétchène ces dernières années dans la rébellion contre l'autorité de Moscou, dans cette région historiquement trouble.

En Ingouchie, les attentats, les meurtres et les disparitions n'ont plus rien d'étonnant.

Sur un petit kiosque abandonné de Nazran, une inscription visiblement rédigée par des fossoyeurs : « Nous creusons des trous », suivie d'un numéro de téléphone. Sur d'autres murs du centre-ville, la famille de Magomed-Bachir Tcherbiev a placardé la photo du jeune homme de 19 ans, parti acheter des souliers un mardi matin et jamais revenu.

Il y a encore quelques années, l'Ingouchie était pourtant plutôt calme comparativement à sa voisine tchétchène, ravagée par deux guerres.

Le meurtre, mercredi dans son bureau, du ministre de la Construction Rouslan Amerkhanov, était le cinquième attentat contre un officiel ingouche de haut rang en moins de deux mois. Le 22 juin, c'est le président lui-même qui a failli y passer lors d'un attentat-suicide à la voiture piégée.

Durant la première moitié de l'année, 166 personnes ont été tuées en Ingouchie, selon un bilan de l'organisation de défense des droits de l'Homme Memorial. Le total se divise en trois catégories à peu près égales : policiers, combattants islamistes et citoyens pacifiques.

Si les racines de la violence étaient uniques dans cette république du Caucase de moins 450.000 habitants, elle serait peut-être plus facile à enrayer.

Mais entre la menace de la guérilla islamiste, les crimes des forces l'ordre commis au nom de la lutte antiterroriste, les règlements de compte mafieux et la tradition caucasienne de vengeance du sang, le journaliste local Vakha Tchapanov s'y perd.

« Les autorités accusent les wahhabites (islamistes radicaux) de tout et de rien, mais il n'y a pas de schéma clair pour expliquer cette violence. » Même pour l'assassinat du ministre, Vakha Tchapanov voit trop d'hypothèses différentes et n'ose pas en privilégier une seule.

En 2001 encore, rien ne laissait croire que la situation dégénérerait de la sorte, note Timour Akiev, analyste au bureau de Memorial à Nazran. Il y avait bien à l'époque quelque 300 000 réfugiés tchétchènes entassés en Ingouchie, mais la lutte pour l'indépendance menée par les combattants cachés parmi eux trouvait peu d'écho parmi les Ingouches, historiquement plutôt fidèles à Moscou.

Selon Timour Akiev, l'une des erreurs de la Russie aura été de donner carte blanche aux forces de l'ordre pour en finir avec la menace séparatiste tchétchène. Plus les exécutions extrajudiciaires (souvent d'innocents) se multipliaient, plus la solidarité entre musulmans se consolidait contre les « infidèles ».

Jusqu'à ce que l'idée d'indépendance se transforme en projet islamiste de grand Émirat dans le Caucase du Nord. Sous la gouverne officieuse du Tchétchène Dokou Oumarov, la guérilla n'a désormais plus de frontières. « Lorsqu'on analyse la situation aujourd'hui, on ne peut plus séparer la Tchétchénie, l'Ingouchie et le Daguestan », souligne Timour Akiev.

Dans un Caucase agraire, sans industrie et dépendant des subsides de Moscou, rejoindre la guérilla est devenue une perspective d'avenir pour des jeunes hommes. Ou un moyen d'échapper au harcèlement des policiers, qui enlèvent et parfois tuent ceux soupçonnés de sympathies islamistes. En toute impunité. « À ma connaissance, au cours des huit dernières années, aucun agent n'a jamais été jugé pour ce genre de crime », relève Vakha Tchapanov.

L'idéologie islamiste devient ainsi un élément rassembleur pour une partie de la résistance et de plus en plus de jeunes prennent le maquis, selon les observateurs.

Et le mouvement se radicalise. Au coin d'une rue, un chauffeur de taxi fait l'accolade à un ami. Discrètement, il glisse dans son veston un sac plastique contenant une bouteille. La vente et la consommation d'alcool ne sont pas interdites en Ingouchie. Mais la vente peut être encore plus dangereuse que la consommation.

Au cours des trois dernières années, le journaliste Vakha Tchapanov a recensé une trentaine d'incendies dans des établissements qui vendaient de l'alcool. Ce mois-ci, un commerçant a été tué. « Au début, [les islamistes] servent des avertissements, mais ensuite ils agissent. »

Nouveau président, nouvel espoir

Malgré la situation, un espoir est né en octobre 2008 : Iounous-Bek Evkourov, nouveau président ingouche nommé par Moscou pour remplacer le très impopulaire Mourat Zyazikov, accusé d'encourager l'impunité des forces de l'ordre. « Evkourov a construit un dialogue avec la société civile, parlé avec les proches des combattants islamiques et avec ceux des policiers tués, tout en lançant la lutte contre la corruption, explique Timour Akiev. Il a compris que tous nos problèmes ne dépendent pas seulement des actions des boevikis (combattants islamistes). »

Evkourov a même soupçonné publiquement l'une des structures des forces de l'ordre de se cacher derrière l'assassinat de deux innocents. « Il a montré qu'il y a un autre modèle [de lutte contre le terrorisme] que celui du [président autoritaire tchétchène Ramzan] Kadyrov. C'est celui du dialogue, et il trouve un fort appui dans la population. »

M. Akiev note toutefois que les mesures prises n'auront d'effets qu'à long terme. « Elles devront être jumelées à la création de nouveaux emplois, sinon elles seront inefficaces. »

Tchétchénie: l'illusion de stabilité

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, le 12 août 2009.

Grozny, Tchétchénie

Moins d'un mois après le meurtre de Natalia Estemirova, une autre responsable d'ONG tchétchène, Rayana Sadoulaeva, a été retrouvée assassinée avec son mari hier près de Grozny. En dépit de la levée du régime d'opération antiterroriste en avril, les violences se poursuivent dans la petite république du Caucase menée d'une main de fer par le jeune président Ramzan Kadyrov. Les militants d'organisations humanitaires, eux, se demandent qui sera la prochaine victime.

Ça s'est passé lundi, en plein après-midi, en plein centre-ville de Grozny. Cinq hommes sont entrés dans le bureau de « Sauvons la génération ! », une organisation humanitaire locale qui s'occupe d'enfants handicapés victimes de près de deux décennies de guerre dans cette république.

Deux en civil, trois en uniforme. Ils se sont présentés à Rayana Sadoulaeva, la directrice, comme « membres des forces de l'ordre », sans montrer de pièce d'identité, ni fournir de mandat d'arrestation.

Ils sont repartis avec la femme de 34 ans et son mari, Alik Djibraïlov. Un troisième membre de l'organisation présent dans le bureau, handicapé, n'a pas été appréhendé par les agents anonymes. C'est lui qui a tout raconté à la police et aux proches de Rayana. Il a eu le temps de mémoriser le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture dans laquelle ils ont été emmenés. Leurs vies n'auront pas été sauvées pour autant.

Hier, au petit matin, leur voiture abandonnée était retrouvée un peu à l'extérieur de Grozny, dans le village où le couple habitait. Dans le coffre gisaient les corps de Rayana Sadoulaeva et d'Alik Djibraïlov.

La communauté humanitaire de Grozny est sous le choc. En moins d'un mois, elle a perdu deux de ses représentants.

L'enlèvement et le meurtre de Natalia Estemirova, collaboratrice de l'ONG russe de défense des droits de l'homme Memorial, le 15 juillet dernier, trouvait un semblant d'explication logique. Elle était une critique acerbe des pouvoirs russe et tchétchène. Elle avait été à maintes reprises menacée et Ramzan Kadyrov la détestait.

Le directeur de Memorial Moscou a d'ailleurs directement accusé le président tchétchène d'être responsable du meurtre, ce que celui-ci a nié. Natalia Estemirova dénonçait notamment les exactions commises par les milices personnelles du chef de la République, surnommées les « kadyrovtsy », de plus en plus nombreuses. Particulièrement depuis la fin officielle de l'opération antiterroriste russe il y a quatre mois.

Jusqu'à ce que Memorial suspende indéfiniment ses opérations en Tchétchénie après le meurtre de sa collaboratrice, l'organisation avait recensé quelque 80 disparitions depuis le début de l'année. C'était plus que les deux années précédentes réunies.

Mais contrairement à Natalia Estemirova, Rayana Sadoulaeva, récipiendaire en 2006 du Prix humanitaire Madame Figaro-Oenobiol, ne s'aventurait pas sur le terrain politique. « Elle s'occupait d'enfants handicapés par la guerre et n'avait jamais fait de déclaration contre le pouvoir », souligne Zaynap Gachaeva, présidente de l'ONG Écho de la guerre. Au contraire, elle collaborait avec les autorités dans plusieurs projets.

À neuf, mais pas à l'abri
À Grozny, les traces des combats ont presque totalement disparu. Sous les ordres du jeune Kadyrov et avec l'argent de Moscou, la capitale rasée par les bombardements russes fait aujourd'hui l'envie du reste du pays.

Mais assise dans l'un des nouveaux cafés modernes de l'avenue Poutine, rebaptisée par Kadyrov en l'honneur de celui qui a déclenché le deuxième conflit en Tchétchénie, Zaynap Gachaeva s'inquiète : « Vous voyez, nous vivons maintenant dans de bonnes conditions. Les rues sont neuves, tout est beau. Mais ce genre de disparitions arrive. Nous sommes sans défense. »

Les travailleurs humanitaires et défenseurs des droits de l'homme à Grozny restent habituellement prudents lorsqu'ils parlent de Ramzan Kadyrov, réputé sanguin et sanguinaire. Mais pour expliquer les meurtres de Rayana Sadoulaeva et de son mari, ils semblent sincères en excluant d'emblée une implication personnelle du président et de sa milice. « Kadyrov ne veut pas de ce chaos », analyse Assiat Malsagova, présidente du Centre de maintien de la paix du Caucase du Nord. « Ce genre d'enlèvements qui font grand bruit ne sert pas du tout ses intérêts. »

Sous couvert d'anonymat, des défenseurs des droits de l'homme accusent plutôt les « hommes à épaulettes » russes de vouloir déstabiliser à nouveau la Tchétchénie. « Une partie des militaires ne veut pas la paix. Certains vivaient du désordre en Tchétchénie, obtenaient des primes et beaucoup d'autres avantages », explique l'un.

« C'est la Russie qui a fait ça. C'est leur méthode », dit un autre membre d'ONG tchétchène, qui croit en l'implication d'agents du FSB (services secrets russes). Les autorités tchétchènes estiment de leur côté que ces meurtres ont été commis par des gens qui veulent « déstabiliser » la République, sans donner l'identité des éléments perturbateurs qu'ils accusent.

Autre explication avancée par les humanitaires : ce serait le mari de Rayana qui aurait été visé. Alik Djibraïlov, dit « Oumar », était sorti de prison il y a un an. Ancien « boevik » (combattant rebelle), il avait purgé une peine de quatre ans pour participation à un groupe armé illégal. Deux mois après sa libération, il épousait Rayana Sadoulaeva, surnommée « Zarema ».

Plusieurs anciens « boevikis » qui ont bénéficié au cours des dernières années de l'amnistie offerte par Ramzan Kadyrov pour retourner à une vie paisible ont par la suite été harcelés par les autorités. Certains ont intégré les milices de Kadyrov, lui-même ancien combattant durant la première guerre, mais pas Alik Djibraïlov.

De toute façon, l'amnistie est terminée. Désormais, ceux qui sortiront de la forêt seront systématiquement éliminés, selon la « tradition tchétchène » prônée par Ramzan Kadyrov, et non en accord avec la justice russe à laquelle devrait en principe se conformer la République. Le président Kadyrov a décidé de mener une lutte sans merci contre les combattants rebelles.

Lancés dans une guerre sainte contre le pouvoir tchétchène pro-russe « infidèle », ceux-ci réclament désormais la création d'un Émirat dans tout le nord du Caucase, étendant le conflit à d'autres Républiques musulmanes voisines, particulièrement l'Ingouchie et le Daguestan.

Toujours selon la « tradition tchétchène », le président a averti les familles qui aideraient ou seraient soupçonnées d'aider leurs proches boevikis que leur maison serait brûlée. De juillet 2008 à juillet 2009, Memorial a recensé 26 cas de ce genre.
Pire que le stalinisme

Un climat de peur « pire que sous le stalinisme » règne actuellement en Tchétchénie, confie une militante humanitaire. Selon elle, l'aggravation de la répression produit l'effet inverse de celui escompté. Un plus grand nombre de jeunes Tchétchènes rejoindraient la guérilla dans le but de venger leurs proches, tués en toute impunité.

Hier après-midi, Rayana Sadoulaeva et Alik Djibraïlov ont été enterrés dans leurs villages respectifs. Si ce double meurtre ne fait pas exception à la règle qui a cours en Tchétchénie, les coupables ne seront jamais jugés.

* Photo des funérailles de Rayana Sadoulaeva: Fabrice Gentile.

Ossétie du Sud: Un an plus tard

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Tribune/24 heures, Le Soir et La Presse les 7 et 8 août 2009.

Tskhinvali, Ossétie du Sud

Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, à la suite de plusieurs semaines d'escarmouches frontalières, l'armée géorgienne bombarde Tskhinvali, la capitale de la région sécessionniste de l'Ossétie du Sud appuyée par Moscou. Suit une confrontation éclair au cours de laquelle l'armée géorgienne sera littéralement écrasée par la force militaire russe. Un an plus tard, les traces de la guerre sont toujours présentes, sur le terrain comme dans les esprits. Tenue à bout de bras par la Russie, l'Ossétie du Sud veut maintenant croire à son avenir sous la protection de Moscou.
Dans une cour d'immeubles du centre de Tskhinvali, des drapeaux sud-ossètes et russes sèchent côte à côte sur une corde à linge. « Sans les Russes, il ne resterait plus rien », lance Zemfira, assise quelques mètres plus loin.

Cette femme de 35 ans est reconnaissante à la Russie d'avoir chassé l'armée géorgienne il y a un an. Les immeubles d'habitation qui entourent la cour ont pour la plupart été frappés par les bombardements géorgiens. Aujourd'hui, les façades extérieures ont été rénovées et de nouvelles fenêtres ont été installées. « Ce sont des Tchétchènes qui ont fait le travail », souligne Evelina, l'amie de Zemfira, un peu irritée.

Les Russes ont bien voulu financer la reconstruction de l'Ossétie du Sud, mais cela doit se faire à leurs conditions. Les grands chantiers n'ont commencé qu'il y a trois semaines, soit onze mois après le conflit. La plupart des travaux sont menés par des entreprises russes du Caucase du Nord, l'Ossétie du Sud, avec une population estimée entre 40 000 et 60 000 habitants, n'ayant qu'une main-d'oeuvre limitée. « Ils viennent avec leurs travailleurs, leurs spécialistes, et même leurs femmes pour leur préparer à manger ! », se plaint Evelina, qui, une fois le loyer payé, doit faire vivre une famille de trois enfants avec les 90 € qui restent du salaire de son mari militaire.

Il faut dire que, même avant la guerre de l'été dernier, la vie n'a jamais été rose en Ossétie du Sud. « Ça fait vingt ans que nous vivons comme ça. » Les habitants de ce territoire, autrefois république autonome de la Géorgie soviétique, n'ont, par exemple, jamais eu l'eau chaude.

C'est pourquoi Zourab Kabisov, directeur de la commission de reconstruction, parle surtout de « construction ». Selon lui, au-delà de son indépendance politique, la petite république doit surtout se bâtir une indépendance économique. « L'Ossétie du Sud a toujours été dépendante. Durant l'époque soviétique, nos usines étaient liées à d'autres usines ailleurs en URSS. Nous n'avons jamais eu une production de biens de première nécessité. »

Pour ce faire, cet homme d'affaires moscovite d'origine ossète, revenu à Tskhinvali il y a cinq ans, croit que la république devra miser sur les petites et moyennes entreprises du secteur agroalimentaire. Pour l'instant, l'Ossétie du Sud vit aux crochets de Moscou.

En deux ans, la Russie aura investi 10 milliards de roubles (230 millions d'euros) pour les projets de reconstruction. Elle prévoit d'en dépenser autant l'an prochain. « Nous serons toujours des frères avec la Russie, c'est indiscutable, dit Zourab Kabisov. Mais nous voudrions qu'elle nous voie comme un partenaire, comme un pays qu'elle a aidé à remettre sur pied, et non comme un poids. »

Longtemps, le seul souhait de Tskhinvali a été un rattachement à la Fédération de Russie. Lors d'un entretien avec votre serviteur, le président sud-ossète Édouard Kokoïty a toutefois laissé entendre que l'idée devait être abandonnée, Moscou n'ayant jamais montré d'intentions en ce sens.

« Oui, il y a cette volonté de notre peuple de s'unir [ls Ossètes du Nord habitent en Russie NDLR]. Mais les détails sur la forme de cette union, en prenant en compte les réalités actuelles, peuvent être multiples », a-t-il expliqué, citant l'exemple de l'Europe : « Ils ont une monnaie commune, des règlements communs, mais aucun de ces États n'a été privé de son indépendance. »
Selon Édouard Kokoïty, la Russie n'a jamais eu l'intention d'annexer l'Ossétie du Sud, comme l'en accuse Tbilissi.

Tskhinvali est toutefois bien conscient de servir de pion géopolitique à la Russie contre la Géorgie pro-occidentale, souligne la journaliste d'opposition Maria Lipy. « Nous savons très bien que la Russie a combattu pour défendre ses propres intérêts. Mais heureusement, nos intérêts coïncident avec les leurs », souligne-t-elle.

C'est pourquoi l'armée russe, si elle est invisible à Tskhinvali, protège bien les frontières de l'Ossétie du Sud, rendant peu probable une autre attaque massive en provenance de Géorgie. Russes, Ossètes et Géorgiens assurent tous vouloir éviter une nouvelle guerre, et accusent l'ennemi de se prêter à des « provocations ».

Les incidents se sont multipliés à l'approche du premier anniversaire du conflit et le spectre d'un nouveau conflit armé a du même coup resurgi. « Même ceux qui auraient les moyens de rénover leur appartement attendent, au cas où il y aurait une nouvelle guerre », dit Zemfira, rencontrée dans la cour intérieure.

Pavel, qui a combattu l'an dernier et a accompagné les troupes russes près de Gori pour « faire la peau aux Géorgiens », croit qu'une nouvelle guerre pourrait coûter cher à Tbilissi, maintenant que les Russes appuient officiellement les séparatistes. « J'espère pour eux qu'ils n'attaqueront pas encore une fois. Dans ce cas, ils perdront d'autres terres qui sont historiquement ossètes », dit Pavel, reprenant les mots du président Kokoïty, qui voudrait étendre son territoire.

Les Ossètes du Sud n'en veulent pas seulement à la Géorgie, mais aussi à la communauté internationale, accusée d'avoir un parti pris en faveur de Tbilissi. Un volontaire non armé rencontré à un poste frontière enrage : « Pourquoi l'Otan n'a pas donné un seul litre de lait à mon fils de 8 ans ? Toute l'aide humanitaire est allée en Géorgie ! », s'insurge l'homme.

Vladimir, 82 ans, habite à quelques centaines de mètres de la « frontière » géorgienne. Ce vétéran de la première guerre d'indépendance de 1991-1992 porte toujours les traces de balles géorgiennes sur son corps. Avant le conflit de l'an dernier, il allait dans les villages géorgiens voisins acheter des produits. La guerre de l'an dernier a coupé les derniers liens qui l'unissaient à la Géorgie. « Il ne sera plus jamais possible de vivre avec eux », tranche-t-il.

INTERVIEW AVEC ÉDOUARD KOKOÏTY, PRÉSIDENT DE L'OSSÉTIE DU SUD DEPUIS DÉCEMBRE 2001

Comptez-vous encore sur un rattachement à la Fédération de Russie, alors que Moscou ne semble pas montrer d’intérêt à cet égard?
La Russie a non seulement reconnu notre État, mais elle a créé des relations interétatiques normales avec l’Ossétie du Sud. Oui, il y a cette volonté de notre peuple de s’unir (ndlr: avec les Ossètes du Nord, qui habitent en Russie). Mais les détails de la forme de l’union, en prenant en compte les réalités actuelles, peuvent être multiples. Oui nous sommes prêts à nous intégrer avec la Russie, mais pas dans la Russie. La Russie n’a jamais eu l’intention d’annexer les territoires ossète et abkhaze.

Qu’attendez-vous de la communauté internationale?
Malheureusement, nous remarquons que la communauté internationale n’a pas tiré de conclusions sérieuses des événements qui sont arrivés (l’an dernier). Ils auraient pu et peuvent agir sur la Géorgie. Ils peuvent arrêter de l’armer. Le plus rapidement renonceront-ils à leur approche tendancieuse et à leur double standard, le mieux ce sera.

Pourquoi n’y a-t-il pas d’observateurs européens en Ossétie du Sud?
(Avant la guerre), les représentants de l’OSCE qui remplissaient une mission concrète n’ont pas réagi aux violations du côté géorgien. Ils n’ont pas enregistré les cas de tirs ou de meurtres de nos citoyens. Ils se sont tus sur ces faits. Et les observateurs européens font la même chose aujourd’hui.

Un nouveau conflit est-il possible?
Nous ne voulons pas de guerre. Nous sommes un peuple pacifique. Nous avons subi trois génocides de la part de la Géorgie. Nous appelons encore une fois l’administration géorgienne à réfléchir et à cesser ses actions provocatrices et revanchardes. Nous demandons depuis plus de quatre ans à la Géorgie de signer un accord de non-utilisation de la force (pour régler le conflit), mais elle refuse.

dimanche 26 juillet 2009

Obama à Moscou

Textes publiés dans La Presse respectivement les 7 et 8 juillet, lors de la visite du président américain Barack Obama à Moscou.

MOSCOU CHOISIT LA COOPÉRATION

Moscou - Le pouvoir russe a décidé de laisser sa chance à Obama. Malgré plusieurs points de divergence encore en suspens entre Washington et Moscou, le président Dmitri Medvedev a choisi la coopération, faisant oublier l'atmosphère aux relents de guerre froide des dernières années de l'administration Bush.

Signal fort de cette relation renouée, les présidents russe et américain se sont tout d'abord entendus sur des sujets militaires, hier. La Russie permettra le transit sur son territoire des soldats et du matériel militaire américains à destination de l'Afghanistan.

Les deux pays reprendront aussi leurs exercices militaires conjoints. Ils avaient été interrompus en août dernier, après la guerre éclair entre la Russie et l'ex-république soviétique de Géorgie, désormais alliée de Washington.

Les dirigeants russes ont même fermé les yeux sur la décision de Barack Obama de s'entretenir directement ce soir avec des leaders de la microscopique opposition russe, à laquelle le Kremlin fait la vie dure.

"Le simple fait qu'Obama ait proposé cette rencontre est déjà un pas courageux de sa part", se réjouit l'ancien député de la Douma Vladimir Ryjkov, qui participera à la rencontre. "Ça veut dire qu'il ne considérera pas l'opinion du Kremlin comme celle de tous les Russes." Les prédécesseurs d'Obama n'avaient jamais osé faire un tel affront au Kremlin, note-t-il.

M. Ryjkov ne s'attend toutefois pas à ce que le président américain puisse faire quoi que ce soit pour aider l'opposition russe à prendre de la vigueur et proposer une alternative au tandem autoritaire Poutine-Medvedev.

"La rhétorique du Kremlin est depuis longtemps que tous [nos problèmes] sont causés par les États-Unis", poursuit Leonid Gozman, coprésident de Cause juste, un nouveau parti libéral d'opposition modérée. "Mais je crois que maintenant, les deux parties comprennent que l'un sans l'autre, nous n'arriverons à rien."

Avant de s'attaquer aux enjeux mondiaux, il reste toutefois encore à Obama et à Medvedev certaines pommes de discorde bilatérales à régler. C'est le cas du bouclier antimissile en Europe de l'Est, un projet de l'administration Bush qu'Obama persiste à vouloir concrétiser, en dépit de la forte opposition de Moscou.

Medvedev a cependant perçu une ouverture de la part de son homologue hier, voyant poindre à l'horizon un "compromis possible".

La Russie souhaite aussi une reconnaissance tacite par Washington de sa "sphère d'influence" en ex-URSS. Elle voudrait ainsi que le président américain prenne exemple sur l'Europe et retire son appui à une adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN.

OBAMA FLATTE L'EGO RUSSE

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Moscou - En visitant Moscou, Barack Obama voulait réconcilier son pays non seulement avec le Kremlin, mais avec la Russie entière.

Dans l'un de ses grands discours auxquels il a habitué la planète depuis son entrée en fonction, le président américain a notamment flatté l'ego russe en reconnaissant l'héritière de l'Union soviétique comme une "grande puissance".

"Que les choses soient claires dès le départ: l'Amérique veut une Russie qui soit forte, pacifique et prospère", a lancé, hier matin, le président américain aux diplômés de la Nouvelle école économique de Moscou, qui forme une partie de l'élite russe.

Le président a bien précisé toutefois que ce n'était pas à lui à définir les intérêts nationaux de la Russie. "Mais je peux vous dire quels sont les intérêts nationaux des États-Unis et je crois que vous verrez que nous en partageons plusieurs."

Maniant habilement la citation, Barack Obama a repris les mots du plus grand poète russe, Alexandre Pouchkine, tout en faisant constamment référence aux difficultés communes qu'ont connues les États-Unis et la Russie pendant toute leur histoire. Comme pour mettre les deux États sur un pied d'égalité.

Il a rappelé "qu'aucun pays dans l'histoire des batailles n'a jamais souffert autant que l'Union soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale." Une remarque qui a un fort effet en Russie, où on reproche souvent aux Alliés d'oublier le rôle de Moscou dans la victoire contre le nazisme.

Poutine au déjeuner

Le président américain a toutefois voulu freiner les ardeurs des dirigeants russes, qui lui demandaient implicitement de reconnaître l'ex-URSS comme faisant partie de leur "sphère d'influence".

"L'époque où les empires pouvaient traiter les États souverains comme des pièces d'un jeu d'échecs est révolue", a tranché Obama.

Il a toutefois ouvert la porte à un compromis sur le bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque, l'un des dossiers bilatéraux les plus sensibles. Il a laissé entendre que si la Russie pouvait l'aider à neutraliser toute menace nucléaire en provenance d'Iran, les États-Unis abandonneraient leur projet controversé.

La journée d'Obama a commencé par un déjeuner "à la russe" avec le premier ministre Vladimir Poutine, l'homme fort du régime. Le président américain l'avait accusé la semaine dernière d'avoir "encore un pied dans le passé".

L'entretien de deux heures entre les deux hommes a été visiblement moins cordial que celui de la veille avec le président Medvedev.

Devant les caméras, les hommes, un peu mal à l'aise, ont échangé les salutations d'usage avant de se lancer à huis clos dans un entretien "très franc" et "très direct", selon un responsable de la Maison-Blanche.

"Rien ne sera facile"

"En ce qui a trait aux sujets sur lesquels nous ne sommes pas d'accord, comme la Géorgie, je ne m'attends pas à une communion des esprits dans un avenir proche", a reconnu M. Obama à l'issue de la rencontre.

En fin d'après-midi, le président américain s'est entretenu avec des responsables d'ONG, puis avec des leaders de la maigre opposition russe, indiquant d'entrée de jeu qu'il était venu pour les "écouter" plutôt que pour donner des leçons.

Le politologue Sam Greene, du centre Carnegie de Moscou, estime que si Obama a réussi à jeter les bases d'un nouveau dialogue russo-américain, "rien ne sera facile" pour la suite des choses.

"Et ça n'a pas à l'être. Ce qu'il faut, c'est que [les Russes et les Américains] s'assoient à la même table pour discuter des détails ennuyeux et des problèmes, au lieu de se parler indirectement en donnant des interviews à CNN", note-t-il.

Et c'est ce que cette visite de 48 heures à Moscou, une éternité dans l'horaire d'un président, semble avoir permis de faire.

La Russie ferme ses casinos

Publié dans le journal La Presse le 3 juillet 2009.

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Moscou - La rue Nouvel Arbat, au coeur de Moscou, a perdu son éclat. Mardi soir, les lumières de sa demi-douzaine de casinos, frappés par l'interdiction des jeux de hasard dans le pays, se sont éteintes. Désormais, les parieurs devront soit se rendre dans quatre "Las Vegas" russes à des milliers de kilomètres de Moscou, soit miser en ligne.

Irina Ioureva ne croyait pas que Vladimir Poutine était sérieux lorsqu'il a signé en 2006 une loi interdisant les jeux de hasard dès le 1er juillet 2009. L'industrie, qui rapporte un milliard de dollars en recettes fiscales par année, était trop lucrative pour que l'État ose s'y attaquer.

Mais Poutine, alors président, voyait plutôt le jeu comme une forme "d'intoxication de la population" au même titre que l'alcool, et une industrie idéale pour le blanchiment d'argent par le crime organisé.

"Nous avons pris conscience seulement au début de l'année que nous devrions fermer", a confié la directrice du Super Slots avant-hier matin. La veille à 19h, les derniers clients avaient quitté l'établissement. "C'est dommage. Tellement de gens perdent leur emploi", dit Mme Ioureva. Selon le gouvernement, ils sont environ 11 000 croupiers et autres employés à se retrouver à la rue, dont près de la moitié dans la capitale. Les représentants de l'industrie parlent plutôt de 400 000 personnes.

Pour éviter une vague de mécontentement, les autorités se sont empressées de proposer des emplois aux nouveaux chômeurs. Mais bien peu sont prêts à devenir serveur ou gardien de sécurité après avoir perdu un emploi mieux rémunéré. Les salaires les plus bas oscillaient entre 800 et 2000$ par mois dans les casinos, alors qu'ils dépassent rarement 600$ dans la restauration.

En dépit de la grogne chez les ex-croupiers, plus de 70% des Russes se disent favorables à cette interdiction, selon un sondage mené par la firme Profi Online Research.

Près de la moitié des répondants ont pourtant indiqué avoir joué au moins une fois à un jeu de hasard au cours des six derniers mois. Pour assouvir leur soif du jeu, 60% d'entre eux affirment qu'ils pourraient se tourner vers les sites de pari en ligne.

Les plus mordus pourront toujours se rendre dans l'une des quatre zones spéciales où les jeux de hasard seront permis. Mais bien peu de riches Moscovites risquent de préférer les casinos de l'Altaï (Sibérie), de Rostov, de Kaliningrad ou encore de Vladivostok (Extrême-Orient), à ceux des capitales européennes...

D'autant plus que ces zones ne sont pas prêtes à accueillir un afflux de parieurs. Des investissements estimés à 40 milliards de dollars seraient nécessaires pour en faire de vrais "Las Vegas" russes, mais l'industrie n'envisage pas pour l'instant pas de miser sur la rentabilité de ces projets.

vendredi 15 mai 2009

Mariage gai: début d'un combat inégal en Russie

Publié dans La Presse, le 13 mai 2009.

(Moscou) Un premier couple lesbien a tenté sans succès de s'unir dans un bureau de mariages de Moscou hier. Dans une ville où le maire déclare publiquement que l'homosexualité est «l'oeuvre de Satan», le combat des gais n'a rien de joyeux.

Dans une salle exiguë du ZAGS (bureau des mariages) de l'arrondissement de Tver, des portraits de jeunes mariés tout sourires pendent aux murs. Celui des deux Irina n'y sera pas.

Devant plusieurs journalistes étrangers - et quelques russes -, Irina Chapitko et Irina Fedotova, qui partagent leur vie depuis cinq ans, se sont vu refuser leur demande d'enregistrement de mariage.Selon le Code de la famille russe, un mariage ne peut consister qu'en l'union volontaire d'un homme et d'une femme.

L'une en costume blanc l'autre en noir, les deux femmes s'attendaient à ce verdict. Elles ont d'ailleurs déjà prévu aller se marier à Toronto cet été. Elles tenaient tout de même à faire ce geste symbolique.

«Nous ne voulons pas nous cacher», dit Irina Chapitko, 32 ans, qui tient un salon de beauté. «Nous voulons être une famille comme les autres, poursuit sa conjointe, agente de relations publiques, de deux ans sa cadette. Et bien sûr que nous voulons des enfants!»

De retour de Toronto, les deux Irina se lanceront dans une nouvelle bataille pour faire reconnaître leur mariage en Russie. Selon leur avocat, le militant gai Nikolaï Alekseev, rien dans le Code de la famille ne précise que seules les unions hétérosexuelles conclues à l'étranger peuvent être reconnues.

Pour Nikolaï Alekseev, il ne s'agit que d'une bataille parmi d'autres dans la guerre qu'il mène pour l'avancement des droits des homosexuels en Russie.

Violence

Depuis quatre ans, la mairie de Moscou refuse systématiquement d'autoriser la tenue d'un défilé de la fierté gaie dans la capitale. Lorsque les organisateurs ont fait fi de cette interdiction, les participants ont été passés à tabac par des militants nationalistes et religieux.

«L'homophobie est très forte en Russie parce qu'elle est soutenue par les autorités», souligne M. Alekseev. Et lorsque des personnalités font des déclarations homophobes, «elle décuple», dit-il, en référence aux propos du maire de Moscou, Iouri Loujkov, qui a qualifié les défilés gais d'«armes de destruction massive» utilisée par l'Occident pour détruire la Russie.

Samedi prochain, le mouvement homosexuel tiendra encore une fois son défilé en dépit de l'interdiction. M. Alekseev espère que la finale du concours Eurovision, qui a lieu le même jour à Moscou, permettra d'attirer l'attention des médias internationaux sur la situation des gais en Russie. Un participant néerlandais, ouvertement homosexuel, a d'ailleurs déjà annoncé qu'il boycotterait la finale si le défilé se terminait dans le sang.

Poutine et les terroristes

Quelques heures après la cérémonie de mariage avortée, un groupe d'associations nationalistes apportait son soutien à la mairie lors d'une conférence de presse.

«Nous ne sommes pas contre les gais en tant que tels. Chaque personne a ses péchés. Nous sommes contre la légalisation du péché», a expliqué Mikhaïl Nalimov, président de Jeunesse orthodoxe unie. Selon lui, l'homosexualité est un phénomène importé d'Occident qui corrompt la société russe.

Dmitri Terekhov, vice-président de l'organisation, a été plus violent dans ces commentaires, qualifiant le défilé gai de «défilé des sodomites» et l'homosexualité de «terrorisme spirituel». Reprenant une citation célèbre de Vladimir Poutine visant les «terroristes tchétchènes», M. Terekhov a appelé à «buter jusque dans les chiottes» le mouvement gai, précisant par la suite qu'il s'agissait d'une «image» et qu'il n'incitait pas à la violence.

Nikolaï Alekseev croit savoir pourquoi la mairie et les nationalistes ne veulent pas de défilé gai. «Ils ont peur que le reste du monde voie qu'il n'y a rien d'amoral dans notre défilé et qu'ils n'ont donc aucune raison de l'interdire.»

jeudi 7 mai 2009

Le président à deux têtes

Publié dans La Presse le 7 mai 2009 et sur cyberpresse.ca

(Moscou) Il y a un an, un juriste peu charismatique de 42 ans, Dmitri Medvedev, devenait troisième président de la Russie. Le lendemain, il nommait premier ministre son populaire prédécesseur, Vladimir Poutine. Depuis ce temps, la Russie connaît pour la première fois de son histoire un pouvoir à deux têtes. Et les Russes aiment ça.


«Je lui donne cinq sur cinq!» Même en ces temps de crise, Nina Spodarets n'a rien à redire sur le travail de son jeune président, Dmitri Medvedev.

«Il est jeune, énergique et intelligent», énumère la retraitée de 65 ans, ancienne technicienne de cinéma. «Il a augmenté nos chèques de retraite et lutté contre l'inflation», ajoute-t-elle, lorsqu'on lui demande concrètement ce que le président a fait pour elle. Elle semble toutefois oublier que, selon la Constitution, ces deux décisions relèvent... du gouvernement, dirigé par Vladimir Poutine, et non pas de la présidence.

En Russie, un an après la prestation de serment de Medvedev, personne ne sait vraiment qui du président ou du premier ministre est aux commandes. Sauf peut-être les deux principaux intéressés. La Constitution prévoit bien une présidence forte, mais les jeux de coulisses comptent beaucoup plus dans la répartition des pouvoirs réels que la loi suprême.

Un sondage mené en avril par le Centre Levada révèle que la majorité des Russes estiment que Medvedev et Poutine se partagent les responsabilités plus ou moins également. Le tiers des répondants affirment que Poutine reste l'homme fort du régime, contre seulement 12% qui misent sur Medvedev.

«Nous ne pouvons que spéculer», constate ainsi la dissidente Lioudmila Alexeeva, qui dénonce depuis des décennies l'arbitraire des pouvoirs soviétique, puis russe.

Selon elle, Dmitri Medvedev, qui a promis à son élection de lutter contre le «nihilisme légal», a démontré au cours de l'année ses bonnes intentions pour en finir avec la corruption et le contrôle politique du système judiciaire.

«Mais dans un même temps, il a signé une loi limitant la possibilité de procès avec jury [dans les cas d'accusation pour extrémisme ou terrorisme], alors que ces procès sont beaucoup plus équitables et sérieux que ceux avec juge», relève-t-elle.

Medvedev a aussi profité de l'allégeance sans faille des deux chambres du Parlement et des assemblées régionales pour faire adopter en vitesse en décembre des changements constitutionnels faisant notamment passer de quatre à six ans le prochain mandat présidentiel.

L'indomptable militante de 81 ans estime que durant ses huit années au Kremlin, l'ex-agent du KGB Vladimir Poutine a «porté atteinte» au pays. «Medvedev, pour l'instant, n'a rien empiré, mais il n'a pas non plus corrigé la situation créée par Poutine», souligne Mme Alexeeva, qui a rencontré le président il y a deux semaines pour lui exposer ses doléances en matière de violation des droits de l'homme.

Gleb Pavlovski, politologue et conseiller de tous les présidents depuis Boris Eltsine, reconnaît que la justice n'est toujours pas indépendante du pouvoir politique en Russie.

Paradoxalement, il cite la libération de l'avocate de l'ex-pétrolière Ioukos, Svetlana Bakhmina, comme preuve de la volonté de Dmitri Medvedev d'en finir avec l'arbitraire.

Le mois dernier, la mère de famille s'est vue accorder une libération anticipée qui lui avait été longtemps refusée, vraisemblablement en raison de l'acharnement de la justice russe contre les anciens dirigeants de Ioukos, dont le patron Mikhail Khodorkovski avait défié Vladimir Poutine en démontrant des ambitions politiques.

«Je suis certain que si le juge avait eu le sentiment que Medvedev ne voulait pas la libération [de Bakhmina], il ne l'aurait pas permise», admet celui qui est considéré comme l'une des têtes pensantes du Kremlin.

Gleb Pavlovski juge que le pouvoir russe a atteint «une nouvelle phase» avec l'avènement de Dmitri Medvedev. «Ce n'est certainement pas une cassure avec l'époque Poutine, mais le président a une nouvelle série d'objectifs à remplir.»

«Durant ses deux mandats, Poutine a dû s'assurer de gagner la loyauté de la classe politique. Il a donc dû fermer les yeux sur certaines choses» comme la corruption de certains haut placés, analyse M. Pavlovski.

«Medvedev estime que le temps est venu de faire fonctionner la Constitution en «régime normal». Et il le fera dès que la crise économique sera terminée», assure son conseiller.