dimanche 23 août 2009

Entre disparitions, assassinats et attentats, l'Ingouchie sombre dans la violence

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, les 15 et 18 août 2009.

Un attentat contre un poste de police a fait près de 30 morts et plusieurs centaines de blessés lundi 17 août à Nazran, la plus grande ville d'Ingouchie. Dans cette petite république du Caucase russe, forces de l'ordre et guérilla islamiste se livrent une lutte sans merci.

De retour de Nazran, Ingouchie

La scène aurait pu se passer au Moyen-Orient. Mais c'était en Russie. Lorsque le kamikaze a foncé avec sa camionnette bourrée d'explosifs sur le poste de police de Nazran, il l'a fait au nom du djihad. Un djihad qui a pris la relève du mouvement indépendantiste tchétchène ces dernières années dans la rébellion contre l'autorité de Moscou, dans cette région historiquement trouble.

En Ingouchie, les attentats, les meurtres et les disparitions n'ont plus rien d'étonnant.

Sur un petit kiosque abandonné de Nazran, une inscription visiblement rédigée par des fossoyeurs : « Nous creusons des trous », suivie d'un numéro de téléphone. Sur d'autres murs du centre-ville, la famille de Magomed-Bachir Tcherbiev a placardé la photo du jeune homme de 19 ans, parti acheter des souliers un mardi matin et jamais revenu.

Il y a encore quelques années, l'Ingouchie était pourtant plutôt calme comparativement à sa voisine tchétchène, ravagée par deux guerres.

Le meurtre, mercredi dans son bureau, du ministre de la Construction Rouslan Amerkhanov, était le cinquième attentat contre un officiel ingouche de haut rang en moins de deux mois. Le 22 juin, c'est le président lui-même qui a failli y passer lors d'un attentat-suicide à la voiture piégée.

Durant la première moitié de l'année, 166 personnes ont été tuées en Ingouchie, selon un bilan de l'organisation de défense des droits de l'Homme Memorial. Le total se divise en trois catégories à peu près égales : policiers, combattants islamistes et citoyens pacifiques.

Si les racines de la violence étaient uniques dans cette république du Caucase de moins 450.000 habitants, elle serait peut-être plus facile à enrayer.

Mais entre la menace de la guérilla islamiste, les crimes des forces l'ordre commis au nom de la lutte antiterroriste, les règlements de compte mafieux et la tradition caucasienne de vengeance du sang, le journaliste local Vakha Tchapanov s'y perd.

« Les autorités accusent les wahhabites (islamistes radicaux) de tout et de rien, mais il n'y a pas de schéma clair pour expliquer cette violence. » Même pour l'assassinat du ministre, Vakha Tchapanov voit trop d'hypothèses différentes et n'ose pas en privilégier une seule.

En 2001 encore, rien ne laissait croire que la situation dégénérerait de la sorte, note Timour Akiev, analyste au bureau de Memorial à Nazran. Il y avait bien à l'époque quelque 300 000 réfugiés tchétchènes entassés en Ingouchie, mais la lutte pour l'indépendance menée par les combattants cachés parmi eux trouvait peu d'écho parmi les Ingouches, historiquement plutôt fidèles à Moscou.

Selon Timour Akiev, l'une des erreurs de la Russie aura été de donner carte blanche aux forces de l'ordre pour en finir avec la menace séparatiste tchétchène. Plus les exécutions extrajudiciaires (souvent d'innocents) se multipliaient, plus la solidarité entre musulmans se consolidait contre les « infidèles ».

Jusqu'à ce que l'idée d'indépendance se transforme en projet islamiste de grand Émirat dans le Caucase du Nord. Sous la gouverne officieuse du Tchétchène Dokou Oumarov, la guérilla n'a désormais plus de frontières. « Lorsqu'on analyse la situation aujourd'hui, on ne peut plus séparer la Tchétchénie, l'Ingouchie et le Daguestan », souligne Timour Akiev.

Dans un Caucase agraire, sans industrie et dépendant des subsides de Moscou, rejoindre la guérilla est devenue une perspective d'avenir pour des jeunes hommes. Ou un moyen d'échapper au harcèlement des policiers, qui enlèvent et parfois tuent ceux soupçonnés de sympathies islamistes. En toute impunité. « À ma connaissance, au cours des huit dernières années, aucun agent n'a jamais été jugé pour ce genre de crime », relève Vakha Tchapanov.

L'idéologie islamiste devient ainsi un élément rassembleur pour une partie de la résistance et de plus en plus de jeunes prennent le maquis, selon les observateurs.

Et le mouvement se radicalise. Au coin d'une rue, un chauffeur de taxi fait l'accolade à un ami. Discrètement, il glisse dans son veston un sac plastique contenant une bouteille. La vente et la consommation d'alcool ne sont pas interdites en Ingouchie. Mais la vente peut être encore plus dangereuse que la consommation.

Au cours des trois dernières années, le journaliste Vakha Tchapanov a recensé une trentaine d'incendies dans des établissements qui vendaient de l'alcool. Ce mois-ci, un commerçant a été tué. « Au début, [les islamistes] servent des avertissements, mais ensuite ils agissent. »

Nouveau président, nouvel espoir

Malgré la situation, un espoir est né en octobre 2008 : Iounous-Bek Evkourov, nouveau président ingouche nommé par Moscou pour remplacer le très impopulaire Mourat Zyazikov, accusé d'encourager l'impunité des forces de l'ordre. « Evkourov a construit un dialogue avec la société civile, parlé avec les proches des combattants islamiques et avec ceux des policiers tués, tout en lançant la lutte contre la corruption, explique Timour Akiev. Il a compris que tous nos problèmes ne dépendent pas seulement des actions des boevikis (combattants islamistes). »

Evkourov a même soupçonné publiquement l'une des structures des forces de l'ordre de se cacher derrière l'assassinat de deux innocents. « Il a montré qu'il y a un autre modèle [de lutte contre le terrorisme] que celui du [président autoritaire tchétchène Ramzan] Kadyrov. C'est celui du dialogue, et il trouve un fort appui dans la population. »

M. Akiev note toutefois que les mesures prises n'auront d'effets qu'à long terme. « Elles devront être jumelées à la création de nouveaux emplois, sinon elles seront inefficaces. »

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