lundi 2 novembre 2009

Commerce: L'aventure post-soviétique

Dossier publié dans la revue Commerce, édition d'octobre 2009, sur les possibilités de faire des affaires en Russie pour les étrangers.

Moscou - Après 18 ans de capitalisme, la Russie est à la fois la manne et le cauchemar des gens d'affaires occidentaux. Commerce est allé voir.

"Pojalouïsta, Big Mac, kartochka i cola." Le McDonald's de la Place Pouchkine, en plein coeur de Moscou, est l'un des plus grands de la chaîne dans le monde. Et surtout, le plus achalandé. "Depuis le jour de son ouverture [le 31 janvier 1990] jusqu'à aujourd'hui", précise le Canadien George Cohon qui a implanté la chaîne en Russie.

À l'extérieur, la statue du plus célèbre poète russe ne regarde plus la faucille et le marteau communistes depuis deux décennies déjà. Comme le reste de la population du pays, Pouchkine a désormais le choix. Outre l'immense arche jaune de l'empire du fast-food, les affiches publicitaires géantes et les enseignes de Nokia et de Pepsi forment devant lui une toile toute capitaliste, animée par les voitures étrangères qui filent dans la rue Tverskaïa, une des artères principales de Moscou.

Il n'y avait rien de tout cela en 1976, l'année où George Cohon a eu la folle idée d'ouvrir un McDonald's au pays des Soviets. Pas étonnant qu'il lui ait fallu 14 ans et une perestroïka (restructuration économique mise en place par Gorbatchev) pour concrétiser son rêve d'apporter un "goût d'Occident" aux Russes. "Je voyais un potentiel de marché énorme", dit le fondateur de McDonald's Canada. Il avait raison. Des 118 pays où est implantée la multinationale, la Russie représente le marché le plus profitable. En 20 ans, elle y a ouvert 222 restaurants.

Les ambitions du Cirque du Soleil

Aujourd'hui, l'homme de 72 ans a une nouvelle mission : aider le Cirque du Soleil à conquérir le plus grand pays du monde. Dans la Russie d'aujourd'hui, le défi ne peut plus être qualifié de "colossal". Le pays compte maintenant plus de 18 ans d'expérience capitaliste. Il n'aura fallu que deux ans entre le premier coup de sonde et la première du spectacle Varekai qui aura lieu à Moscou, le 23 octobre prochain. Dans trois ou quatre ans, le Cirque du Soleil voudrait avoir déjà ses propres installations et un premier spectacle permanent en Russie, explique Daniel Lamarre, son président et chef de la direction. "C'est un marché aussi important que le marché américain", dit-il, rappelant la grande tradition du cirque en Russie.

Le dirigeant québécois est toutefois conscient des susceptibilités à respecter. "Il faut faire preuve de modestie, accepter que ce marché est différent et travailler avec les gens localement." C'est pourquoi le Cirque a créé une entreprise russe qui s'occupera de la gestion de ses projets là-bas. Elle sera dirigée par les Cohon, père et fils, alors que les autres employés seront presque exclusivement russes. Daniel Lamarre reconnaît que les contacts politiques de George Cohon, depuis longtemps un ami du maire de Moscou, Iouri Loujkov, ont facilité les choses.

L'envers de la médaille
Faire des affaires en Russie ne relève toutefois pas du conte de fées. Et il est difficile de prévoir quand une tuile vous tombera sur la tête. Peu importe depuis quand une société est installée dans ce pays, aucune n'est immunisée, explique Piers Cumberlege, président de l'Association d'affaires Canada-Russie-Eurasie (CERBA). "En ce moment, il est difficile de prédire où on peut faire un investissement qui ne sera pas un jour ou l'autre la cible d'une action hostile. Et ce, dans presque tous les secteurs."

Ces activités hostiles sont parfois entreprises par le gouvernement russe lui- même. Bombardier en fait actuellement les frais. Depuis deux ans, les six CRJ900 qu'elle a vendus à la compagnie aérienne Tatarstan sont cloués au sol. Tout comme pour plusieurs de ses plans de développement en Russie. Bombardier ne parvient pas à obtenir de certificats de navigabilité pour ses appareils, qui volent pourtant dans plusieurs autres pays. Elle y voit un geste protectionniste de la part du gouvernement pour favoriser ses concurrents russes comme Soukhoï. Et contre cela, la multinationale québécoise n'a aucun recours. Pour ne pas faire trop de vagues, les représentants de l'avionneur ont préféré ne pas accorder d'entrevue à Commerce à propos de leur expérience en Russie.

Mais il y a eu pire. Parlez-en à Alex Rotzang et Phil Murray. Le 29 juin 2001, à Nijnevartovsk, en Sibérie, vingt hommes armés envahissaient les bureaux de Yugraneft, une coentreprise pétrolière alors détenue par la canadienne NoreX Petroleum et la russe TNK. Les deux sociétés n'arrivant pas à s'entendre, TNK aurait décidé d'imposer ses dirigeants pour prendre le contrôle total de l'entreprise conjointe. "Ils n'ont eu qu'à se rendre à la Cour d'arbitrage de Khanti-Mansiïsk, où les juges étaient nommés par le gouverneur, pour légaliser le tout." À l'époque, le gouverneur de la région était nul autre que... le président du conseil d'administration de TNK !

Depuis, les deux dirigeants de NoreX Petroleum ont abandonné les recours en Russie et poursuivent maintenant aux États-Unis la banque Alfa, financière de TNK. Rien à faire. Un des actionnaires principaux à la fois de la banque et de la société pétrolière est Mikhaïl Fridman, un oligarque proche du premier ministre Vladimir Poutine.

Au cours des dernières années, d'autres partenariats russo-occidentaux, particulièrement dans le secteur du pétrole, ont connu des problèmes. Des analystes y ont vu le désir des dirigeants russes de voir le pays se réapproprier ses ressources naturelles. Alex Rotzang fait une tout autre analyse. "Depuis la chute du communisme, la politique ne joue plus aucun rôle [dans les relations commerciales]. Tout est une question d'argent, de partage et de vol d'argent" par les politiciens et les gens d'affaires, dit cet homme d'origine russe, que son expérience a laissé amer. Son partenaire d'affaires, Phil Murray, tranche : "Si vous voulez vendre vos produits en Russie, vous réussirez probablement bien. Mais si vous voulez y investir, y placer votre argent, vous feriez peut-être mieux de le mettre sur une table à Las Vegas."

Gérer la corruption

Le cas NoreX fait toutefois figure d'exception. La corruption est un facteur plus souvent évoqué pour expliquer la réticence des entrepreneurs à se lancer dans le marché russe. D'autant plus que, loin de s'améliorer, la situation a empiré au cours de la dernière décennie. L'an dernier, l'ONG Transparency International plaçait la Russie au 147e rang des 180 pays de son classement (décroissant) sur la corruption.

La plupart des gens d'affaires russes affirment qu'il est actuellement impossible de lancer une entreprise et de la faire fonctionner sans graisser la patte de quelques fonctionnaires. Non pas pour se procurer un avantage quelconque, mais simplement pour pouvoir obtenir la ribambelle d'autorisations nécessaires et pour faire "débloquer" son dossier perdu dans la lourde bureaucratie russe. Pourtant, les gens d'affaires étrangers que Commerce a interviewés affirment tous n'avoir jamais eu à verser un seul pot-de-vin depuis leur arrivée en Russie.

Piers Cumberlege, qui a travaillé pour plusieurs entreprises étrangères en Russie depuis la chute de l'URSS, assure qu'il est possible d'y rester honnête. Et que c'est même nécessaire. Comment faire ? "On dit non dès le début. Poliment et gentiment. Il faut affronter ce problème de manière transparente. C'est seulement en agissant de cette façon que la corruption disparaîtra. Ceux qui l'alimentent sapent leur propre autorité et leur marque dans le marché, et contribuent à perpétrer le problème."

Des possibilités malgré tout
En dépit des embûches, les Canadiens sont de plus en plus intéressés par le marché russe. L'automne dernier, une délégation d'une vingtaine de gens d'affaires québécois a suivi Raymond Bachand, alors ministre du Développement économique, au cours de la Mission Russie 2008. Au printemps 2009, c'était au tour du gouvernement canadien d'organiser une mission commerciale, principalement axée sur le secteur des infrastructures.

C'est que les infrastructures russes tombent en décrépitude et deviennent même dangereuses. Même le président russe Dmitri Medvedev le reconnaît. En août, une semaine après l'accident qui a fait plus de 70 victimes à la centrale hydroélectrique de Saïano-Chouchenskaïa, en Sibérie, le plus grand barrage du pays, le chef de l'État a admis que la Russie était "très en retard sur le plan technologique". Pas étonnant donc que SNC-Lavalin y fasse des affaires d'or. La société d'ingénierie mène entre 15 et 20 projets en même temps en Russie, pour un chiffre d'affaires qui varie de 75 à 100 millions de dollars par an. En juin dernier, elle a ouvert un bureau dans la ville de Sotchi, sur la mer Noire, où se tiendront les Jeux olympiques d'hiver de 2014. Elle a été choisie pour assurer la gestion de la construction et de l'entretien du réseau de transport des Jeux, et le prolongement du chemin de fer côtier de Sotchi. "Faites le tour du monde", lance Ronald Denom, président de SNC-Lavalin International. Qui a de grandes réserves [d'hydrocarbures] ? La Russie. Qui a une population très instruite et un niveau de vie croissant ? La Russie. En nous y enracinant et en étant partie prenante de cette économie, nous allons grandir et prospérer avec elle."

Le pays possède toujours un bon bassin de scientifiques et d'ingénieurs pour se développer, remarque Ronald Denom. Le problème se trouve plutôt du côté de la gestion de projets, une faiblesse héritée de l'époque soviétique. "C'est moins prononcé qu'avant, mais il y a encore beaucoup de place pour des sociétés comme la nôtre", souligne-t-il.

SNC-Lavalin est établie en Russie depuis plus de 30 ans. La société a souvent eu des différends commerciaux, mais Ronald Denom précise qu'aucun d'entre eux n'a fini devant les tribunaux. "Nous nous sommes toujours entendus avec nos clients russes et internationaux" et les projets ont toujours abouti. Ce sont souvent les contrats réalisés dans les régions éloignées qui sont les plus problématiques, car les entreprises s'exposent alors aux aléas des cours et des gouverneurs locaux.

Une coentreprise ?

Plusieurs gens d'affaires étrangers ont l'impression que le seul moyen de percer sur le marché russe est d'ouvrir une coentreprise. Piers Cumberlege n'est pas aussi catégorique. "Souvent, la coentreprise est perçue comme la voie facile et rapide. Mais elle risque aussi d'être très tortueuse, et il peut être difficile de se désengager. Si vous possédez les ressources et que vous avez le dos assez large pour le faire par vous-même, vous pouvez y aller. Vous aurez probablement besoin de conseillers pour naviguer parmi les structures locales. Et je n'entends pas par cela la corruption, mais les éléments administratifs et culturels, ou encore la gestion d'un service de ressources humaines."

Si le marché russe est attrayant, il demeure instable. D'autant plus que ce pays reste très dépendant du cours des hydrocarbures, malgré les promesses répétées du pouvoir russe de diversifier l'économie. À l'automne 2008, le début de la crise économique et financière, jumelé à une chute radicale des prix du baril de pétrole, a fragilisé l'économie russe renaissante. Les capitaux étrangers, eux, ont pris la fuite par milliards de dollars.

Le ministre des Finances Alekseï Koudrine a indiqué que l'économie russe ne retrouverait son niveau d'avant la crise que dans quatre ou cinq ans. En 2009, le gouvernement prévoit une chute du PIB de 8,5 %. Nous sommes loin des 7 % de croissance moyenne enregistrés depuis 1999. Les chocs successifs depuis la chute de l'URSS ont fait que le pays est revenu à une économie fondée sur le secteur primaire, note Piers Cumberlege. Selon lui, les secteurs de l'automobile, de la finance, de la foresterie et des nouvelles technologies sont particulièrement prometteurs pour une coopération russo-canadienne.

Piers Cumberlege met toutefois en garde les gens d'affaires et leur conseille de ne pas chercher à profiter des facteurs d'instabilité pour investir en escomptant un meilleur rendement en Russie qu'ailleurs dans le monde. Il vaut mieux miser sur le développement de relations durables. "Profiter des situations temporaires [comme la crise économique], c'est se vouer à un échec à long terme." Début 2000, c'est d'ailleurs ce qui a causé des ennuis aux sociétés étrangères arrivées en Russie pendant les difficiles années 1990. "Les Russes ont dit : "Vous avez profité de nous lorsque nous étions faibles"." Et l'ours a sorti ses griffes pour reprendre ses droits.
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LES OLIGARQUES (encadré)

Leur fortune, accumulée par des moyens douteux durant les premières années du capitalisme post-communiste, est fragile. Sans préavis, le Kremlin peut les déposséder et les envoyer croupir dans une prison sibérienne.

La scène a été vue des dizaines de milliers de fois en Russie. "Oleg Vladimirovitch [Deripaska] a signé ? Non ? Alors venez !" somme Vladimir Poutine, en veston sport beige, sans cravate. Le premier ministre vient d'obliger Oleg Deripaska, un des hommes les plus riches du pays, à relancer ses usines de ciment à Pikalevo, près de Saint-Pétersbourg, et à payer sur-le-champ les arriérés de salaires. Alors que Deripaska repart vers son siège, Poutine enfonce le dernier clou de cette humiliation télévisée : "Et rendez-moi le stylo !"

C'était le 4 juin dernier. Poutine arrivait en sauveur dans la petite ville de 23 000 habitants pour réprimander Deripaska et sa bande : "Vous avez pris des milliers de personnes en otage de vos ambitions, de votre manque de professionnalisme, et peut-être tout simplement de votre avidité", déclare l'homme fort du pays.

C'était du théâtre. Deripaska, comme tous les autres oligarques, est un ami de Vladimir Poutine. Les arriérés de salaires et la relance des usines ont été payés... grâce un prêt de 250 millions de roubles de la Vnechtorgbank, une banque publique proche du pouvoir russe. Cette façon de procéder est typique, estime la journaliste réputée Ioulia Latynina, auteure de La chasse aux cerfs, un roman sur les oligarques. "Deripaska s'est fait cracher au visage publiquement, mais il a obtenu tout ce qu'il demandait. Et il ne l'aurait jamais obtenu dans le cadre de négociations commerciales habituelles, sans les ressources de l'État", souligne celle qui connaît personnellement plusieurs de ces milliardaires assez singuliers.

Lors de son accession à la présidence, en 2000, Poutine conclut un pacte tacite avec eux : "Vous ne vous mêlez pas de politique et je ne vous demande pas comment vous avez acquis vos milliards". Seul le magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski a osé défier le mot d'ordre en finançant des partis de l'opposition libérale. Arrêté en 2003, son empire, Ioukos, a été démantelé et racheté par des entreprises d'État. Il purge une peine de huit ans en Sibérie pour diverses malversations financières et risque vingt-deux ans et demi de plus, car un nouveau procès a été intenté contre lui.

Selon Ioulia Latynina, l'erreur de Khodorkovski aura été de vouloir mettre fin au jeu de la corruption grâce auquel tous se sont enrichis. "Non pas parce qu'il est devenu un saint du jour au lendemain, mais parce qu'il a compris qu'une entreprise transparente vaut plus sur le marché [international]", précise-t-elle. Le problème, c'est que les autres oligarques et Poutine ne raisonnaient pas de la même façon.

700 % C'est la hausse des exportations canadiennes en Russie depuis le début de la décennie. En 2008, elles ont augmenté de 30 %.

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