Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, le 12 août 2009.
Grozny, Tchétchénie
Moins d'un mois après le meurtre de Natalia Estemirova, une autre responsable d'ONG tchétchène, Rayana Sadoulaeva, a été retrouvée assassinée avec son mari hier près de Grozny. En dépit de la levée du régime d'opération antiterroriste en avril, les violences se poursuivent dans la petite république du Caucase menée d'une main de fer par le jeune président Ramzan Kadyrov. Les militants d'organisations humanitaires, eux, se demandent qui sera la prochaine victime.
Ça s'est passé lundi, en plein après-midi, en plein centre-ville de Grozny. Cinq hommes sont entrés dans le bureau de « Sauvons la génération ! », une organisation humanitaire locale qui s'occupe d'enfants handicapés victimes de près de deux décennies de guerre dans cette république.
Deux en civil, trois en uniforme. Ils se sont présentés à Rayana Sadoulaeva, la directrice, comme « membres des forces de l'ordre », sans montrer de pièce d'identité, ni fournir de mandat d'arrestation.
Ils sont repartis avec la femme de 34 ans et son mari, Alik Djibraïlov. Un troisième membre de l'organisation présent dans le bureau, handicapé, n'a pas été appréhendé par les agents anonymes. C'est lui qui a tout raconté à la police et aux proches de Rayana. Il a eu le temps de mémoriser le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture dans laquelle ils ont été emmenés. Leurs vies n'auront pas été sauvées pour autant.
Hier, au petit matin, leur voiture abandonnée était retrouvée un peu à l'extérieur de Grozny, dans le village où le couple habitait. Dans le coffre gisaient les corps de Rayana Sadoulaeva et d'Alik Djibraïlov.
La communauté humanitaire de Grozny est sous le choc. En moins d'un mois, elle a perdu deux de ses représentants.
L'enlèvement et le meurtre de Natalia Estemirova, collaboratrice de l'ONG russe de défense des droits de l'homme Memorial, le 15 juillet dernier, trouvait un semblant d'explication logique. Elle était une critique acerbe des pouvoirs russe et tchétchène. Elle avait été à maintes reprises menacée et Ramzan Kadyrov la détestait.
Le directeur de Memorial Moscou a d'ailleurs directement accusé le président tchétchène d'être responsable du meurtre, ce que celui-ci a nié. Natalia Estemirova dénonçait notamment les exactions commises par les milices personnelles du chef de la République, surnommées les « kadyrovtsy », de plus en plus nombreuses. Particulièrement depuis la fin officielle de l'opération antiterroriste russe il y a quatre mois.
Jusqu'à ce que Memorial suspende indéfiniment ses opérations en Tchétchénie après le meurtre de sa collaboratrice, l'organisation avait recensé quelque 80 disparitions depuis le début de l'année. C'était plus que les deux années précédentes réunies.
Mais contrairement à Natalia Estemirova, Rayana Sadoulaeva, récipiendaire en 2006 du Prix humanitaire Madame Figaro-Oenobiol, ne s'aventurait pas sur le terrain politique. « Elle s'occupait d'enfants handicapés par la guerre et n'avait jamais fait de déclaration contre le pouvoir », souligne Zaynap Gachaeva, présidente de l'ONG Écho de la guerre. Au contraire, elle collaborait avec les autorités dans plusieurs projets.
À neuf, mais pas à l'abri
À Grozny, les traces des combats ont presque totalement disparu. Sous les ordres du jeune Kadyrov et avec l'argent de Moscou, la capitale rasée par les bombardements russes fait aujourd'hui l'envie du reste du pays.
Mais assise dans l'un des nouveaux cafés modernes de l'avenue Poutine, rebaptisée par Kadyrov en l'honneur de celui qui a déclenché le deuxième conflit en Tchétchénie, Zaynap Gachaeva s'inquiète : « Vous voyez, nous vivons maintenant dans de bonnes conditions. Les rues sont neuves, tout est beau. Mais ce genre de disparitions arrive. Nous sommes sans défense. »
Les travailleurs humanitaires et défenseurs des droits de l'homme à Grozny restent habituellement prudents lorsqu'ils parlent de Ramzan Kadyrov, réputé sanguin et sanguinaire. Mais pour expliquer les meurtres de Rayana Sadoulaeva et de son mari, ils semblent sincères en excluant d'emblée une implication personnelle du président et de sa milice. « Kadyrov ne veut pas de ce chaos », analyse Assiat Malsagova, présidente du Centre de maintien de la paix du Caucase du Nord. « Ce genre d'enlèvements qui font grand bruit ne sert pas du tout ses intérêts. »
Sous couvert d'anonymat, des défenseurs des droits de l'homme accusent plutôt les « hommes à épaulettes » russes de vouloir déstabiliser à nouveau la Tchétchénie. « Une partie des militaires ne veut pas la paix. Certains vivaient du désordre en Tchétchénie, obtenaient des primes et beaucoup d'autres avantages », explique l'un.
« C'est la Russie qui a fait ça. C'est leur méthode », dit un autre membre d'ONG tchétchène, qui croit en l'implication d'agents du FSB (services secrets russes). Les autorités tchétchènes estiment de leur côté que ces meurtres ont été commis par des gens qui veulent « déstabiliser » la République, sans donner l'identité des éléments perturbateurs qu'ils accusent.
Autre explication avancée par les humanitaires : ce serait le mari de Rayana qui aurait été visé. Alik Djibraïlov, dit « Oumar », était sorti de prison il y a un an. Ancien « boevik » (combattant rebelle), il avait purgé une peine de quatre ans pour participation à un groupe armé illégal. Deux mois après sa libération, il épousait Rayana Sadoulaeva, surnommée « Zarema ».
Plusieurs anciens « boevikis » qui ont bénéficié au cours des dernières années de l'amnistie offerte par Ramzan Kadyrov pour retourner à une vie paisible ont par la suite été harcelés par les autorités. Certains ont intégré les milices de Kadyrov, lui-même ancien combattant durant la première guerre, mais pas Alik Djibraïlov.
De toute façon, l'amnistie est terminée. Désormais, ceux qui sortiront de la forêt seront systématiquement éliminés, selon la « tradition tchétchène » prônée par Ramzan Kadyrov, et non en accord avec la justice russe à laquelle devrait en principe se conformer la République. Le président Kadyrov a décidé de mener une lutte sans merci contre les combattants rebelles.
Lancés dans une guerre sainte contre le pouvoir tchétchène pro-russe « infidèle », ceux-ci réclament désormais la création d'un Émirat dans tout le nord du Caucase, étendant le conflit à d'autres Républiques musulmanes voisines, particulièrement l'Ingouchie et le Daguestan.
Toujours selon la « tradition tchétchène », le président a averti les familles qui aideraient ou seraient soupçonnées d'aider leurs proches boevikis que leur maison serait brûlée. De juillet 2008 à juillet 2009, Memorial a recensé 26 cas de ce genre.
Pire que le stalinisme
Un climat de peur « pire que sous le stalinisme » règne actuellement en Tchétchénie, confie une militante humanitaire. Selon elle, l'aggravation de la répression produit l'effet inverse de celui escompté. Un plus grand nombre de jeunes Tchétchènes rejoindraient la guérilla dans le but de venger leurs proches, tués en toute impunité.
Hier après-midi, Rayana Sadoulaeva et Alik Djibraïlov ont été enterrés dans leurs villages respectifs. Si ce double meurtre ne fait pas exception à la règle qui a cours en Tchétchénie, les coupables ne seront jamais jugés.
* Photo des funérailles de Rayana Sadoulaeva: Fabrice Gentile.
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