lundi 28 mai 2007

Chronique d’errance #5: le silence

Écrite et enregistrée dans le bruit casablancais le 26 mai 2007

Version audio

C’est fou comme le silence est fort. Il peut faire encore plus de bien que les mots. Et encore plus de mal.

Ça devrait pourtant être inoffensif un silence, de par sa nature même: un vide, une absence de concrétude, un non-lieu, une anti-existence. Mais non. C’est rempli de sens, de sur-sens, d’hyperliens sensoriels aux aboutissements et aux conséquences infinies.

Les silences qui font du bien existent quand les mots ne sont pas dignes, pas assez forts, pas assez intenses pour représenter ce qui arrive. Ils surgissent dans ces moments arrêteurs de temps, videurs de monde ambiant, unificateurs d’espace-temps, rassembleurs d’existence dans des points de réalité surréelle qui font de ceux qui les vivent, qui occupent leur centre, des personnifications de plénitude, des bonheurs sur deux pattes. Pas besoin de mots quand tout est clair. Et clairement beau.

(Silence)

Et il y a les silences qui font mal. Quand il devrait y avoir des mots pour expliquer, pour pardonner, pour s’en vouloir, pour se détester, pour s’aimer, pour comprendre, quoi, mais qu’il n’y a pas de mots. Pas de bouche qui s’ouvre le coeur, fermé à double tour pour une raison qu’on ne connaît pas.

Ce n’est pas l’absence de sons en soi qui fait mal. C’est l’absence de possibilité de comprendre créé par les mots non-dits maudits.

Ce qui fait mal, c’est le trou noir dans lequel s’enfoncent nos pensées illimitées, l’avalanche d’hypothèses bâties sur du vent, parce qu’il n’y a pas de mur de réponses pour nous arrêter de supputer, à la recherche de la compréhension.

Face au silence radio de ce que l’on voudrait comprendre, s’expliquer, juger; face à ce vide rempli de sens, il y a le soi impuissant avec ses mitraillettes de mots en manque de cible. Et plus il y a le silence, plus les armes qu’on voudrait de paix, d’intercompréhension, se braquent et se fourbissent de délire.
***

Le silence peut faire mal. Très mal.

Le silence qui fait mal crée l’incompréhension. L’incompréhension engendre la folie de ne pas comprendre. La folie – la guerre. La guerre fait mal à tout le monde même si on peut la ressentir, la croire libératrice. Et les victimes, c’est soi et l’autre qui ont eu peur de chercher à se comprendre pour être heureux.

dimanche 27 mai 2007

La couleur de l’argent


RABAT (Maroc) - Il me demande si j’ai l’heure. Oui, il est 15h34. «Merci». Je lui demande s’il sait par où il faut aller pour le Jardin des Oudayas. «Oui, justement, c’est sur ma route, suivez-moi».

Un instant, j’ai cru que ça y était. Que j’avais trouvé quelqu’un qui m’aiderait par simple gentilesse. J’y ai cru parce que je donne encore des chances à l’humanité, même si elle m’a plus d’une fois trahi, et pas seulement au Maroc. Je lui donne encore des chances, par naïveté peut-être, ou en raison de l’espoir inépuisable que j’ai d’être encore et toujours un humain encore humain au bout de ma vie.

Il me dit qu’il est professeur de surf. Ici, juste là, sur la plage. Il paraît assez bien.

Il me pose des questions sur moi. Il s’intéresse à ce que je dis. Il fraternise. Il m’invite à faire du surf si j’en ai envie un jour. «Soyez le bienvenu». Il est aimable. Il parle très bien français. Il est fort probablement bien éduqué.

Il dit que son père a travaillé à l’ambassade marocaine en Belgique. Ça explique la bonne connaissance du français. Il est mort. Son frère aussi a travaillé là-bas et il a été muté à Alger. Mais lui, il est revenu parce qu’il avait «besoin du Maroc», de la plage, des vagues.

Pourquoi on passe par le cimetière? demandais-je. La fois où je suis allé au Jardin des Oudayas, je ne suis pas passé par là. Il répond que ça passe par ici aussi. Probablement. Je lui laisse le bénéfice du doute.

On ne peut pas tirer sur l’humanité à bout portant au premier doute. Il n’y aurait plus une once de confiance sur Terre. Pour le chemin, c’est certainement vrai, mais ça semble plus long. Mais bon, mon rendez-vous est dans 25 minutes.

«Je suis marié. J’ai un enfant, un petit enfant, tu sais».

C’est là que j’ai compris. Ce n’est pas le chemin étrange emprunté pour faire durer la conversation qui m’a fait comprendre qu’il n’en avait rien à foutre de l’humain que je suis. C’est l’arrivée de l’enfant dans la discussion. Mon expérience marocaine – quoiqu'encore bien maigre – m’a fait perdre une bonne partie de ma naïveté face à une certaine gentillesse spontanée devant ma peau couleur billet de banque.

«Je peux te demander quelque chose, sans arrière-pensée?». Sans arrière-pensée? Oui, tu as le droit. «Tu n’aurais pas vingt euros pour que j’achète du lait pour mon enfant?»

Vingt euros? Les prix, semble-t-il, augmentent avec la longueur des discussions. Habituellement, on m’aborde pour cinq dirhams (0,50 euros).

Non, je n’ai pas vingt euros. Et j’ai encore moins vingt euros quand on cherche à se rendre à mon portefeuille en passant par une manipulation de mes sentiments.

«Tu veux que je partes?» Tu fais comme tu veux. «Je veux dire, je peux partir?» Tu fais comme tu veux. Et il est parti, frustré et fâché, me laissant avec ma déception et ma peau couleur billet de banque.

Je lui ai fait confiance parce qu’il m’a abordé avec une question banale, au lieu du traditionnel «Hello my friend! French? English? Espagnol?» auquel je réponds désormais par une inhumanité absolue: une ignorance complète de cet inconnu qui cherche à obtenir de l’argent par un procédé malhonnête qui consiste en l’exploitation de l’humanisme de l’autre ou du simple réflexe de répondre à un humain qui nous parle. Je m’étais encore trompé.

J’ai rapidement compris, et dû accepter, qu’il ne sert à rien de laisser une chance à la mauvaise foi, car elle est de mauvaise foi. Surtout que dans le cas de ces escrocs, quoiqu’ils puissent en dire, ce n’est clairement pas la faim qui motive leur quémandage, mais bien l’appât du gain devant une peau couleur billet de banque. Ceux qui en ont vraiment besoin se foutent de la couleur de l’argent et encore plus de la couleur de celui qui la porte à leur main.

Cette inhumanité développée peut même aller trop loin: Je suis assis à l’entrée d’un musée de Marrakech. Je lis. «Monsieur! Monsieur? Chapeau!». Je ne relève pas la tête. Je l’ignore. Je n’ai pas besoin de chapeau. «Monsieur? Hého?» Il arrête et part. Je lève la tête. Un homme avait oublié son chapeau sur le banc en face de moi et l’homme croyait qu’il appartenait à mon groupe. On appelle cela «dommage collatéral» de l’inhumanité, je crois...
***

Je ne fais pas pitié. Ma peau couleur billet de banque constitue très certainement un avantage qui me garantit un préjugé favorable dans la plupart des coins de la planète, même les plus noirs. Les désavantages de cet héréditaire bas taux de mélanine sont certainement beaucoup moins nombreux dans l’absolu que les avantages. Parce que peu importe ce qu’on peut en penser, notre situation dermale, encore aujourd’hui nous colle à la peau, pour le meilleur et pour le pire. Parfois, c’est la peur – la peur de la différence - qui nous le rappelle, et à d’autres occasions, comme celle-ci, c’est la mauvaise foi.

Si l’argent n’a pas d’odeur, elle a bel et bien toujours une couleur.

jeudi 24 mai 2007

Maroc: bidonville ou fabrique de kamikazes?

Paru dans le journal La Presse, samedi 19 mai 2007

Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Casablanca, Maroc

Le Maroc est un pays du Maghreb réputé pour sa modération. Ce qui ne l'empêche pas d'être périodiquement victime d'attentats religieux attribués à des extrémistes salafistes, mouvement revendiquant un retour à l'islam des origines. Notre collaborateur s'est rendu dans une banlieue de Casablanca d'où sont issus plusieurs «martyrs d'Allah».

Ils n'étaient qu'une dizaine. Mais depuis qu'ils se sont fait exploser au nom d'Allah, le quartier populaire de Sidi Moumen, en périphérie de Casablanca, doit vivre avec le poids d'avoir vu grandir des terroristes.

La majorité des 12 kamikazes du 16 mai 2003, qui ont fait 33 morts dans le centre-ville de Casablanca, étaient originaires des bidonvilles de Sidi Moumen. Idem pour Abdelfettah Raydi, 23 ans, qui s'est fait exploser dans un cybercafé du quartier le 11 mars dernier, et son frère Ayoub, 19 ans, qui, traqué par la police, a déclenché sa ceinture d'explosifs le 10 avril, avec deux autres complices.

Depuis ce temps, Sidi Moumen s'est vu coller le surnom peu enviable de «fabrique de kamikazes».

Ce quartier, c'est 14 400 familles vivant dans quatre bidonvilles géants, construits depuis les années 60 au fil de l'exode rural vers la capitale économique marocaine. De petites habitations approximatives bâties sur des terrains privés à l'insu des propriétaires, qui ne peuvent plus faire grand-chose pour déloger les habitants, sinon attendre que la politique de relogement du gouvernement les fasse partir.

C'est dans ces bidonvilles qu'Abdelfettah, Ayoub et les autres ont été recrutés pour devenir des bombes humaines par des islamistes salafistes, des fondamentalistes religieux qui rejettent toute autorité autre que celle de Dieu.

«Bons et mauvais» extrémistes

En se promenant dans le bidonville de Douar Skouila, on ne perçoit pourtant pas à première vue les signes d'une ferveur religieuse poussée à l'extrême: la burqa à l'afghane - comme celle que porte la mère des frères Raydi - n'est pas très en vogue. Il y a certes plus de femmes voilées que dans le centre de Casablanca, mais certaines choisissent tout de même de se promener tête découverte. Plusieurs hommes, rasés de près, fument et avouent boire de l'alcool.


Et parmi les plus fervents musulmans, difficile de reconnaître le simple bon croyant du futur kamikaze. «Des extrémistes, il y en a des bons et des mauvais, dit ainsi un commerçant. Il y a des jeunes qui portent la barbe et font leur prière assidûment, mais ça ne veut pas dire qu'ils vont aller se faire sauter demain matin!»

«La police est venue il y a deux semaines arrêter des jeunes», dit un homme qui refuse de se nommer. «Ça ne faisait même pas un an qu'ils avaient commencé à se faire pousser la barbe et à faire la prière. Il y a 10 mois, ils fumaient du haschisch et buvaient de l'alcool avec nous jusqu'à l'aube!» s'étonne encore celui qui vend du vieux pain ramassé un peu partout dans la ville pour nourrir le bétail.

Depuis les attentats, les recruteurs et leurs nouveaux adeptes se font encore plus discrets, allant jusqu'à se couper la barbe pour éviter d'attirer l'attention. «Comment peux-tu empêcher ton enfant d'être enrôlé par les extrémistes quand tu ne perçois même pas de signes de changement?» s'inquiète Hussein, chômeur et père de six enfants.

Les habitants du bidonville rencontrés par La Presse rejetaient pourtant l'idée souvent invoquée que la pauvreté puisse faciliter le recrutement de kamikazes à Sidi Moumen. Le spécialiste de l'islamisme marocain Mohammed Darif ne croit pas non plus que la pauvreté soit le premier facteur en cause.

Selon lui, c'est plutôt la quasi-absence des autorités dans les quartiers défavorisés qui permet aux salafistes d'y répandre assez librement leur vision radicale de l'islam. «Ils peuvent recruter, endoctriner et même fabriquer des explosifs sans être dérangés!» lance-t-il.

Deuxième facteur non négligeable: le «degré de religiosité» est plus élevé dans les bidonvilles qu'ailleurs, puisque la population vient en grande majorité de la campagne. «En arrivant en ville, ils apportent avec eux les valeurs conservatrices de leur petit village», ce qui les prédispose un peu plus à la radicalisation, explique le spécialiste de l'islam.

Pour les islamistes salafistes, Sidi Moumen et les 450 bidonvilles que compte Casablanca, laissés à eux-mêmes par les autorités, sont des endroits rêvés pour la fabrication de bombes humaines.

lundi 14 mai 2007

Un dimanche en enfance à Sidi Moumen


CASABLANCA (Maroc) - Je suis certain qu’ils sont aussi heureux que les autres enfants de la Terre. J’en suis convaincu. Avec un sourire comme celui-là, les enfants du bidonville de Douar Skouila, dans le secteur de Sidi Moumen à Casablanca, ne peuvent qu’être heureux. Ou du moins, ils ne peuvent qu’être de vrais enfants. Avec une enfance.

Autour d’eux il y a la misère. Dans leur vie, il y a la misère. La misère économique, sociale, parfois familiale. Il y a le terrorisme, puisque quelques-uns de leurs voisins se sont faits exploser au cours des derniers mois au nom d’un Dieu qu’ils avaient peut-être mal compris. Des jeunes dans la vingtaine qui ont certainement déjà eu un sourire d’enfant, eux aussi, malgré la misère.

Parce que la naïveté d’enfant peut protéger les enfants de Sidi Moumen et d’ailleurs de beaucoup de choses. Pas de tout, mais de beaucoup de choses. Jusqu’à 10, 12 ans, peut-être plus. Après, les sourires s’effaceront petit à petit, ou tout d’un coup. Et il y aura la colle à sniffer, l’école à quitter, le travail impossible à trouver, le Dieu à prier trop fort. Il y aura le poids de la vie qui les rattrapera. Il y aura la conscience de partir avec des kilomètres de retard sur d’autres pour réussir sa vie, parce qu’on est né au mauvais endroit au mauvais moment. Et il y aura la frustration, l’impuissance, la colère, la résignation ou chez certains, espérons-le, la volonté de se battre pour sortir de l’exclusion innée.

En attendant, il y a l’enfance dans la misère. Mais il y a surtout l’enfance plus forte que la misère.

Un petit garçon sillonne les terrains vagues qui font office de grande poubelle collective. Il cherche. Quelque chose à manger peut-être, comme les ânes errants et les chèvres qui broutent des déchets. Ou quelque chose à vendre. Mais il ne se pose pas de question sur son existence comme nous le faisons sur la sienne. Il n’est pas l’enfant défavorisé que voient nos yeux d’adultes. Il n’est pas celui qui n’a rien, qui fait pitié, qu’on devrait amené dans un grand magasin pour le vêtir dernier cri, dans un grand restaurant pour le nourrir avec ce qu’il y a de mieux. Il est cet enfant qui vit avec un environnement qu’il n’a pas choisi, mais qui lui convient parce que c’est celui qu’on lui a donné. C’est tout.

Des enfants jouent au soccer dans le sable avec un ballon mou, des babouches aux pieds. Ils seraient certainement contents de recevoir un ballon tout neuf et des paires de crampons. Mais pour l’instant, ils jouent. Avec ce qu’ils ont. Avec ce qu’ils sont. Parce que c’est ce qu’ils ont. Parce que c’est ce qu’ils sont. C’est tout.


La petite fille derrière le grillage du dépanneur n’a pas plus de sept ans. C’est dimanche à Sidi Moumen et ailleurs sur la Terre, et mademoiselle est caissière. En remplacement de son père peut-être. Elle sourit lorsqu’elle voit l’étranger. Un sourire gêné de petite fille qui n’en voit pas souvent. Un sourire de petite fille impressionnée par si peu. Si peu pour certains, beaucoup pour elle. Mais l’important, c’est qu’elle sourit. Elle sourit son enfance à grand coup de spontanéité, autant sinon plus que les enfants de mon quartier natal, sur un autre continent, et qui ont hérité d’un environnement qui finalement n’a pas grand chose de différent avec Sidi Moumen sauf tout ce qui ne change pas grand chose à l’essence de l’enfance.

Tant qu’on leur laisse leur naïveté, les enfants de Sidi Moumen et d’ailleurs trouvent toujours le bonheur. Dans une foire ou un dépotoir. Le seul – et grave – problème, c’est qu’il y a une fin à l’enfance...

jeudi 10 mai 2007

Chronique d’errance #4: le mode écoute

Écrite à Casablanca, le 29 avril 2007

Plus le coeur bat vite, plus on se rend compte de son existence. On l’avait presque oublié, son coeur, à force de vivre dans le monde accaparant des gens et des choses.

La peur, l’amour, le malheur profond, le bonheur intense; toutes des émotions qui poussent à l’éveil des sens, au réveil des sensibilités oubliées, perdues. On entend plus fort plus précis; on sent la chaleur ou la froideur des gens, comme s’ils nous projetaient leur aura en pleine face sans le savoir.

On est en mode absorption. On pourrait avaler des montages d’émotions des autres parce qu’on est un puit sans fond; ou plutôt un puit qui s’était imposé un fond, sans le savoir peut-être, qui s’était fermé parce qu’il ne voyait plus l’espace-temps d’être ouvert. On absorbe, mais encore plus inattendu, on comprend, on co-sent, on co-ressent ce que les passants inconnus du boulevard X jettent dans notre puit, sans qu’ils s’en aperçoivent. Et leurs émotions du moment, en nous tombant dans le corps, frappent les parois de notre être hypersensibilisé et y laissent des fragments; des poussières de profondeurs d’âme, des échantillons ADN-isés qu’on est capable d’analyser, non par supériorité émotive, ni grâce à un quelconque don du ciel, mais par le simple fait que nos oreilles de coeur viennent tout juste d’être ouvertes, grandes ouvertes par une émotion-tremblement-de-coeur. Boom boom. Boom boom. Plus vite. Plus fort.

Le mode écoute. Tout devient plus clair, ou plutôt, tout devient clair. Poussé à l’écoute par la secousse, on n’a pas d’autre choix que de comprendre. Et ça fait du bien de comprendre, pour une milliseconde, quelqu’un d’autre que le pour soi-même incompréhensible soi.

dimanche 6 mai 2007

Dans la chambre du voisin

CASABLANCA (MAROC) - Il a attendu que l’étrangère sorte, je crois. Elle est partie et une minute plus tard, il a sonné. Il a sonné d’en bas, de dehors, même s’il habite en haut.

Il est monté avec sa djellabah et sa barbe blanche. J’ai toujours trouvé qu’il avait de la classe. Je savais qu’il était intelligent, simplement en regardant son visage. C’est souvent évident dans le visage des gens, l’intelligence, quand on y regarde bien.

Il m’a demandé si j’habitais ici, j’ai dit «pour quelques jours». Il voulait voir mon coloc, celui qui agit comme «responsable» de l’appart, le seul appartement de l’immeuble dont les habitants ne sont pas propriétaires. Pas là.

Il s’est donc plaint à moi du bruit de la soirée de la veille. Avec raison. Jusqu’à minuit, la guitare, les chants, les cris. «Vous avez entendu les coups dans le mur?» Il s’exprime dans un français parfait. Les gens éduqués parlent français au Maroc, mais j’ai vu peu de gens âgés qui s’exprimaient aussi bien dans cette langue tout en ayant l’air traditionnels, traditionnalistes.

Oui, nous avons entendu les coups dans le mur. Et nous avons arrêté le bruit quand nous les avons entendus. Je suis désolé.

Il ne m’engeule pas. Absolument pas. Il me parle, avec classe, tout en faisant savoir clairement qu’il et les autres habitants de l’immeuble ont été dérangés par le prolongement de notre petite fête nocture. Désolé monsieur. Que puis-je dire d’autre?

«Et les personnes non-mariées ne doivent pas vivre avec les autres». C’est ce qu’il a dit. Oui, j’ai bien entendu, c’est ce qu’il a dit. Peut-être que je me trompe dans les mots, parce que j’ai été stupéfait d’entendre le mot «marié» sortir de sa bouche, mais l’important, c’était l’idée principale et je l’ai comprise.

Il faisait référence à l’étrangère occidentale qui venait de sortir et qui habite non-officiellement avec son copain dans notre appartement. Il essayait de me faire comprendre que pour régler les problèmes de voisinage, il était toujours possible de passer par le chantage et que l’arme, c’était la dénonciation du non respect des bonnes moeurs, et donc des lois. Il est interdit au Maroc à deux personnes non-mariées d’avoir des relations sexuelles. Interdit, sous peine de prison.

«Moi ça ne me dérange pas, je fais seulement vous avertir. Parce que le moqadem* pourrait venir et informer la police. Et ils viendraient vérifier les papiers et en embarqueraient peut-être certains». Oui oui, l’homme en djellabah avec de la classe et un français parfait, c’est ce qu’il a dit après avoir gravi une petite marche pour aller vers son appartement. Et il me regardait toujours.

Je l’écoutais tout en réitérant périodiquement mes excuses. Pour le bruit, pas pour les non-mariés.
Je suis convaincu que l’homme en djellabah avec de la classe et le français parfait sait tout des allers et venues de notre appartement. De nos vies en quelque sorte. Lui, mais aussi les autres habitants de l’immeuble. La surveillance du voisinage - et ça tous les Marocains vous le diront - est un véritable sport national.

Malgré la loi, nous ne risquons pas grand chose. Ce genre de loi sur les moeurs n’est plus vraiment appliquée, du moins à Casablanca. Les menaces voilées de l’homme en djellabah avec de la classe et le français parfait étaient donc plutôt dépassées. Aujourd’hui, la police a autre chose à faire que d’arrêter des «délinquants» de moeurs. Surtout quand des terroristes se terrent quelque part dans la ville.

Mais au-delà de l’aspect juridique, l’anecdote m’a surtout rappelé des récits lus, vus ou entendus sur le Québec des années 50, voire 60 ou 70. Et je n’arrive pas à déceler, dans l’absolu, la différence entre «le pas catholique» de cet époque et les commentaires sur le «pas islamique» de l’homme en djellabah avec de la classe et un français parfait. Peut-être parce que, hormis un décalage temporel, il n’y en a pas vraiment.

Au Maroc, l’État commence à peine à sortir de la chambre à coucher des citoyens. Mais les gens ont encore bien du mal à sortir de celle de leurs voisins...

*Le Moqadem est une sorte de responsable-espion des autorités marocaines qui sait tout de la vie de tout le monde dans un quartier donné. Des citoyens de confiance, des commercants, lui rapportent les activités de leur entourage. C’est lui qui peut parfois aider à débusquer les terroristes... ou les délinquants de moeurs.

Pour en savoir plus, voici le portrait d’un moqadem par l’hebdomadaire marocain Tel Quel.

samedi 5 mai 2007

Des dangers de la justification par Dieu

CASABLANCA (Maroc) - «Que veut Dieu?» C’est certainement la question la plus dangereuse pour l’Humanité. En terre d’Islam comme en terre chrétienne, juive ou autres. Pas de différence. Si ce n’est dans le degré de soumission à cette Volonté selon l’intensité de la ferveur religieuse d’un pays.

Heureusement, toutes les religions – celles que je connais du moins – sont fondées sur des valeurs de respect, de paix, de tolérance, de pardon, de partage et d’amour. Des valeurs qui deviennent des principes immuables, universels et qui devraient faire du monde un paradis.

Il y a ces principes... et il y a la difficulté de les appliquer dans un monde réel de besoins vitaux, de peur de l’autre, de pulsions et d’impossibilité à comprendre exactement le monde à lui communiquer ce que nous sommes.

Il y a ce monde réel donc qui nous pousse à la question «Que faire?» devant chaque dilemme humain, devant chaque situation qui exige une réponse ou une action et même, devant chaque sentiment à assouvir. Tout cela évidemment à une échelle émotionnelle plus ou moins grande, devant des enjeux plus ou moins importants.

Pour le croyant, soumis aux lois d’un Être plus important, plus juste et meilleur que lui-même, la question devient ainsi «Que veut Dieu?» Cette question est dangereuse, même si dans la majeure partie des cas, elle poussera probablement le disciple à opter pour les principes religieux. La Volonté de Dieu permet à beaucoup d’humains, particulièrement ceux en manque de repères sociaux, de conserver une éthique de vie et d’ainsi contrôler certaines pulsions qui pourraient les pousser au vol, à la violence à l’inhumanité. Parce que quand «chien affamé n’a plus de loi», on peut toujours espérer qu’il reste celles d’un Dieu bon qui gardera son fidèle sur le chemin de la paix.

Je l’observe aujourd’hui en Terre d’Islam, mais ça aurait pu être ailleurs. Dans d’autres pays en développement qui ont opté pour le christianisme, ou même dans des pays développés comme les États-Unis, où la religion continue d’occuper une place importante dans la compréhension du monde de ses citoyens.

«Que veut Dieu?» est dangereuse parce que la réponse vient rarement autrement que par un raisonnement humain de base, opéré par le fidèle lui-même ou par un guide spirituel, et surtout, dangereuse parce que cette réponse devient absolue. Absolument indiscutable. Même s’il s’agit pourtant d’une interprétation humaine dans un contexte particulier de la Volonté d’un Dieu censé être plus grand, plus juste que nous tous et que différents «interprètes» en arrivent étrangement à des réponses différentes. Comment ose-on décréter quelle est la Volonté du «boss» et la rendre indiscutable sans avoir pu obtenir des explications de lui directement? Dans le doute, on devrait au moins s’abstenir d’avoir le culot de rendre indiscutable ce qui a nécessité une interprétation...
***
Certes, je me rassure quand j’entends un chauffeur de taxi marocain condamnant vivement les kamikazes qui se sont faits exploser à Casablanca, parce que «Dieu n’accepte pas ça». Mais je serais encore plus rassuré s’il les condamnait par un simple raisonnement humain. L’interprétation de la Volonté de Dieu a trop souvent conduit des humains – catholiques, musulmans ou autres – à se faire exploser ou à tuer en son Nom.

Quelle différence entre ceux qui tuent ou se tuent pour Dieu et ceux qui le font par raisonnement humain? Le raisonnement humain est discutable entre humains de raison. La Volonté de Dieu est une certitude absolue et incontestable par l’humain, alors qu’il ne s’agit pourtant que d’une interprétation de cette présumée Volonté du Tout-puissant.

La preuve? Le chauffeur de taxi et le kamikaze ont des interprétations différentes de cette Volonté, mais les deux sont dans une logique de certitude indiscutable. Et encore plus: selon le chauffeur de taxi, Dieu condamne le kamikaze de Casablanca, mais pas celui d’un café de Tel-Aviv ou d’un poste de contrôle américain de Baghdad.