lundi 26 mai 2008

Dans la tête du Kremlin

Entrevue avec Gleb Pavlovski, publiée dans La Presse, le 23 mai 2008.

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Moscou - L'ancien premier ministre britannique Winston Churchill a dit un jour que la politique russe était "une devinette enveloppée de mystère au sein d'une énigme". La Presse s'est entretenue récemment avec le politologue Gleb Pavlovski, conseiller présidentiel depuis Eltsine et considéré comme l'un des idéologues du "poutinisme". Voyage dans la tête du Kremlin.

Après plus d'un mois de harcèlement téléphonique, la réponse vient la veille de la prestation de serment du nouveau président russe, Dmitri Medvedev. "M. Pavlovski pourrait vous rencontrer dans 40 minutes."

Son grand bureau du Fonds de la politique efficace, qu'il dirige, est aussi désordonné qu'une chambre d'adolescent. Sur la table à café, l'Ordre pour services rendus à la patrie qu'il a reçu la journée même des mains du président sortant Vladimir Poutine traîne négligemment. Deux larges baies vitrées offrent une vue splendide sur le Kremlin, de l'autre côté de la rivière Moskova.

Gleb Pavlovski précise que depuis 12 ans, il ne travaille pas "dans" le Kremlin, mais "avec" le Kremlin, ce qui lui permet de conserver son "indépendance". Ça ne veut pas dire pour autant qu'il soit prêt à livrer tous les secrets de la "kremlinologie" sur un plateau d'argent. En l'écoutant, il faut savoir lire entre les lignes.

Le politologue assure que Dmitri Medvedev ne sera pas un président "décoratif" face au "leader national" Poutine, contrairement à ce que plusieurs analystes prédisent.

Medvedev face à Poutine


" (Poutine) aurait pu choisir une personne moins indépendante, un fonctionnaire plus servile. (...) Mais il ne peut pas simplement donner des ordres à Medvedev. C'est son vieil ami et c'est un homme indépendant."

Le désormais premier ministre Poutine a "probablement" jonglé avec l'idée de mettre un pantin à la présidence pour conserver le pouvoir, estime Gleb Pavlovski. Mais il "croit" que l'expérience ukrainienne, où le passage à une présidence affaiblie après la révolution orange fin 2004 a paralysé le jeu politique, l'en a dissuadé.

Pour conserver le pouvoir tout en respectant la Constitution, qui limite les présidents à deux mandats successifs, Poutine a trouvé une solution novatrice. Il a réparti le pouvoir en deux centres au lieu d'un seul. La Maison-Blanche, siège du gouvernement, et le Kremlin, celui de l'administration présidentielle. Un système tout nouveau pour un pays habitué à être dirigé depuis des siècles par un seul homme tout puissant.

Dans cette nouvelle distribution des rôles, le président Medvedev aura "la possibilité de créer son propre leadership" face à celui de Poutine, assure l'intime des deux hommes. Gleb Pavlovski ne nie pas que les membres de l'entourage du président sortant se soient livrés à une bataille d'influence en coulisse dans les mois qui ont précédé la nomination de Medvedev comme dauphin de Poutine. "Évidemment, différents groupes de l'appareil avaient des ambitions."

Était-ce donc une guerre entre "libéraux", alliés à Medvedev, et "silovikis", liés aux services de sécurité, comme plusieurs "kremlinologues" le prétendaient? Une "image mythologique", répond évasivement M. Pavlovski.

Une démocratie, la Russie?


Il réfute en bloc les allégations de ses collègues politologues qui croient que Poutine et son entourage se sont enrichis personnellement durant sa présidence. Selon lui, le président sortant est plus ambitieux que cupide. "Sa motivation est de former un État qui ne s'effondrera pas pour une troisième fois."

La Russie est-elle une démocratie? "Plus qu'il y a six mois", dit l'ancien dissident soviétique, qui a connu la prison et l'exil sous Leonid Brejnev. Oui, Medvedev était plus le choix personnel de Poutine que celui du peuple, mais "il est impossible d'imposer à la population une personne dont elle ne veut pas".

Même avec une télé contrôlée comme l'est celle en Russie? Le Kremlin ne contrôle pas directement les chaînes nationales, précise-t-il. La censure est interne. Il existerait ainsi un pacte tacite selon lequel les dirigeants des chaînes promettent de ne pas s'attaquer au pouvoir s'il empêche la formation d'autres chaînes concurrentes qui viendraient gruger le marché publicitaire.

Le conseiller présidentiel reconnaît qu'il y a en Russie "une possibilité limitée de faire de la propagande hostile au gouvernement. À la place (de l'opposition), j'aurais depuis longtemps défait ce système, mais ils sont stupides", dit-il à l'endroit notamment de l'ancien champion d'échecs Garry Kasparov, devenu opposant.

Alors, comment défaire ce système? "Vous savez, je ne leur donnerai pas de conseils!" Gleb Pavlovski n'en dira pas plus.

Législatives contestées en Géorgie

Publié dans le journal La Presse le 22 mai 2008.

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Tbilissi avait des envies contre-révolutionnaires hier soir. Quelque 7000 partisans de l'opposition géorgienne ont manifesté jusqu'à tard dans la nuit pour dénoncer des législatives "truquées".

Selon les sondages à la sortie des urnes, le Mouvement national du président Mikheïl Saakachvili remporterait 63% des voix et conserverait facilement la majorité des 150 sièges du Parlement.

L'Opposition unie, qui rassemble neuf partis, pour la plupart d'anciens alliés déçus du héros de la révolution des roses de 2003, ne récolterait qu'un maigre 14%.

Mais la coalition avait des chiffres totalement différents. Elle prévoyait ainsi sa victoire dans la capitale avec 40,5% contre 32% pour le Mouvement national.

Vers 1h30, les leaders de l'opposition ont finalement appelé les manifestants à revenir ce soir et les jours suivants pour poursuivre la contestation, lorsque les résultats officiels seraient dévoilés.

"En janvier, Levan [Gatchetchiladze] avait remporté dans les faits la présidentielle [contre Saakachvili], mais il avait arrêté le peuple", dit Chota Gludjidze, un proche ami de celui qui était tête de liste de l'Opposition unie pour le scrutin d'hier. "Mais les gens en ont ras le bol."

Entre deux discours enflammés, les organisateurs diffusaient sur écran géant des vidéos montrant des batailles dans les bureaux de scrutin ou encore des membres présumés du parti au pouvoir forcer des paysans à voter pour leur formation.

Un militant de l'opposition a même été assassiné hier dans l'ouest du pays, mais les autorités ont indiqué que sa mort n'était pas liée au scrutin.

Durant la journée, La Presse a été témoin d'irrégularités dans des bureaux de vote de Tbilissi.

Au bureau 65, c'était le branle-bas de combat vers 11 h du matin. En demi-cercle, des observateurs de l'opposition accusaient à mots à peine voilés le président de la commission électorale du district de Samgori de vouloir falsifier le scrutin.

"Il y a des gens vivants qui ne sont pas sur la liste électorale et d'autres, déménagés ou morts, qui y sont!" tonnait Natela Soulaberidze, observatrice pour le Parti républicain. Le président de la commission a expliqué que ces irrégularités étaient dues à des "problèmes techniques".

Au bureau 97, Galiko Zoubadze, candidate de l'opposition, avait convoqué les médias en matinée, arguant qu'elle avait disparu de la liste électorale.

Le responsable de la commission estimait que la politicienne voulait simplement "discréditer" l'élection, puisqu'elle pouvait légalement voter dans le bureau voisin, où elle était inscrite.

Mme Zoubadze a en effet pu sans problème voter au bureau 96, quelques centaines de mètres plus loin.

Les législatives d'hier représentaient un test pour le président Saakachvili, de plus en plus contesté depuis novembre dernier, alors que des manifestations de l'opposition avaient été violemment réprimées.

dimanche 25 mai 2008

Un déluge de foi

Mon reportage sur la perception de l'histoire de l'Arche de Noé au pied du mont Ararat (ou se serait échouée l'Arche). Diffusé à l'émission «Vous êtes ici» à la radio de Radio-Canada, le 21 mai 2008.

Pour l'écouter, cliquez ici: Un déluge de foi

mercredi 21 mai 2008

Les bleus de la révolution des roses

Article publié dans le journal La Presse le 21 mai 2008

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

TBILISSI - Les espoirs étaient aussi gigantesques que le ras-le-bol populaire. Il y a quatre ans, le jeune juriste Mikaïl Saakachvili arrivait au pouvoir en Géorgie, à la suite de la pacifique "révolution des roses". Aujourd'hui, plusieurs de ses alliés ont quitté le navire, l'accusant d'autoritarisme. Et ils menacent de descendre à nouveau dans la rue, dans la foulée des législatives d'aujourd'hui.

Eka se rendait chaque jour sur la place de la République de Tbilissi lors des manifestations monstres de novembre 2003 pour réclamer la démission du président Édouard Chevarnadze, accusé d'avoir falsifié les élections parlementaires.

En novembre dernier, elle était aussi dans les rues de la capitale. Mais cette fois, c'était pour exiger le départ de Mikaïl Saakachvili, en qui elle avait fondé tous ses espoirs de changements lors de la révolution des roses.

"Il a vendu la Géorgie", a dit dimanche dernier la dentiste de 30 ans, lors d'un rassemblement de l'Opposition unie, une coalition de neuf partis, pour la plupart d'anciens membres de l'équipe Saakachvili.

Elle accuse le président, qui a longtemps vécu à l'étranger, d'avoir donné le contrôle du pays "aux Russes et aux Américains" en privatisant plusieurs secteurs de l'économie de l'ex-république soviétique du Caucase.

"Ça m'a pris environ un an à me rendre compte que les gens étaient sortis dans les rues en vain. Il (Saakachvili) avait vraiment une bonne campagne de relations publiques", constate Eka.

Un autre Poutine?

L'ex-ministre des Affaires étrangères, Salome Zourabichvili, estime elle aussi s'être laissée berner par le héros de la révolution.

Elle compare le régime Saakachvili d'aujourd'hui à celui de Vladimir Poutine en Russie. "Sauf que nous avons une bonne image à l'étranger", dit-elle, en référence aux proches relations du président géorgien avec l'Occident, particulièrement avec son homologue américain George W. Bush.

"Tout le processus des quatre dernières années a eu lieu sans aucune transparence, dénonce-t-elle. La corruption qui a disparu des niveaux primaires - des petits policiers et bureaucrates - est de nouveau en hausse. Dans tous les monopoles d'importation, chacun contrôlé par un membre du gouvernement."

Petre Mamradze a une tout autre analyse. "La Géorgie a réalisé en quatre ans ce qui se fait habituellement en 155", soutient le candidat aux législatives du Mouvement national, le parti de Saakachvili.

Il rappelle ainsi qu'en 2003, son leader a hérité d'un "État en défaillance. Tout le monde savait comment coûtait une décision de la cour".

M. Mamradze ne s'étonne toutefois pas que les déçus soient nombreux. "Les réformes ont été très dures. Ceux qui ont perdu leur statut ne sont évidemment pas contents." Il cite par exemple les quelque 20 000 policiers "corrompus" renvoyés du jour au lendemain peu après la révolution.

Il réfute les accusations d'autoritarisme et assure que le pays n'a pas été vendu. "Tout appartient encore au peuple, mais l'administration [de certains secteurs] vient d'Occident", nuance-t-il.

Dans la rue

Malgré les déçus, le Mouvement national, déjà majoritaire au Parlement, est donné gagnant des législatives avec 44% des voix, contre 12% pour l'opposition unie.

Les groupes d'observateurs des élections accusent toutefois le parti au pouvoir d'utiliser les ressources de l'État pour faire campagne. L'opposition soutient que certains de ses candidats et électeurs ont été intimidés, mais sans pouvoir fournir de preuves tangibles dans la plupart des cas.

L'opposition a promis de contester le résultat des élections, comme elle l'a fait lors du scrutin présidentiel de janvier dernier, remporté par Mikhaïl Saakachvili avec 52,5% des votes.

"Nous avons tout misé sur un changement par les élections, parce que nous pensions que la Géorgie ne pouvait se permettre encore un changement par la rue, dit Salome Zourabichvili. Manifestement, je ne suis pas sûre qu'on va y arriver."

Elle assure toutefois que ce soir, "si quelqu'un sort dans les rues, ce ne sera pas l'opposition. Ce sera la population".

Fiche technique:
GÉORGIE

Géographie : Bordé à l'ouest par la mer Noire, le pays s'étend sur 69 700 km2.

Population: Environ 4,7 millions d'habitants, rurale à 47,7%. Minorités arménienne, russe, azérie, grecque, ossète et abkhaze.

Capitale: Tbilissi, 1,2 million d'habitants.

Religion: L'Église chrétienne orthodoxe, très fortement majoritaire (84%), est religion d'État. Le pays compte aussi 10% de musulmans. Minorité catholique de quelque 50 000 membres.

Histoire: Royaume chrétien annexé par la Russie en 1801. Après avoir proclamé son indépendance en 1918, la Géorgie est occupée en 1921 par l'Armée rouge puis rejoint l'URSS. Depuis l'indépendance de 1991, deux régions autonomes, l'Ossétie-du-Sud et l'Abkhazie, ont fait sécession et sont de facto des États indépendants.

Situation politique: République. Le gouvernement est soumis directement au président.

Croissance: 12% en 2007.

Chômage: Plus de 20% en 2007. Selon certains experts, le taux réel frôle les 50%.
(D'après AFP)

samedi 17 mai 2008

Marchroutka

Grand concerto en ré majeur:
Bébé qui pleure

Porte refermée
Tête cabossée

Odeur d'essence
Lutte pour l'espace

Heures éternelles
Plaintes crescendo

Route serpentine
Mal de coeur

Chauffeur main de fer
Chaleur, manque d'air

Perte de jouissance
Choix en question

Mais liberté
Mais liberté.

lundi 12 mai 2008

Un dimanche à Etchmiadzin

Pour le vieux à barbe blanche et en habit, au pied fringant de jeunesse sur sa mobylette;

Pour la bouchère qui tranche sa viande à même un énorme billot de bois;

Pour les fromages suspendus dans le minuscule local de la fromagère, et l’odeur qui s’en dégage en passant;

Pour l’égalitarisme aviaire du marché central, où les pigeons sont à vendre au même titre que les poules;

Pour ces vendeurs de légumes qui demandent à être photographiés devant leur étalage et cette vieille qui m’engueule en me soupçonnant d’être un espion, mais qui après explications me dit que je suis quelqu’un de bien et tient absolument à ce que je me rappelle du nom de sa ville de naissance (que j’ai oublié);

Pour cette rumeur de mon existence qui fait le tour du marché en une minute;

Pour le vendeur de pain à dent unique et son kiosque vitré aux étalages vides du côté droit, mais pleins du côté gauche, en plein milieu du trottoir au croisement de deux rues;

Pour les autobus publics jaunes anachroniques aux bombonnes de gaz rouge sur le toit;

Pour la boutique d’engrais de la rue principale qui sent le poison;

Pour la dame qui paie le voyage en mini-van à un «soldat» de pas plus de 14 ans lorsqu’il lui répond que sa division ne le paie pas pour lui;

Pour les vendeuses de pâtisseries qui déambulent avec leur plateau sur la rue principale;

Pour les chauffeurs de taxi qui attendent, attendent, parlent et partent;

Pour le parc automobile de la ville qui date majoritairement d’avant le premier choc pétrolier;

Pour tous ces minicommerces aux larges portes métalliques blanches avec chacun leur fonction, leur odeur, leur histoire, leur quotidien, leur vendeur unique, leur arménité;

Pour les prêtres en soutane noire qui font silencieusement les cent pas dans les allées du jardin de la cathédrale, les mains croisées derrière le dos;

Pour tous ces dépanneurs qui présentent en vitrine des dizaines de dizaines de sortes de vodka, donnant une idée de la vie après le travail;

En dépit de tous ces touristes européens, et de moi aussi peut-être, qui brisent l’atmosphère serein de la messe à la Mayr Tatchar avec leur (notre) égoïsme;

En dépit de tous ces touristes, encore une fois, qui cherchent la bonne photo en regardant le vide alors que les vieilles babouchkas fidèles, accoudées en première rangée sur le garde en marbre depuis deux heures avant la messe (je les ai vues), attendent que les chants incantatifs de la chorale et leurs prières ressuscitent le Christ pour leur apaiser cette vie dure;

Pour l’attardé mental au regard évadé qui rôde dans la cathédrale en boitant, les mains dans le dos, sans lourdeur de vivre, souriant aux jolies choristes;

Pour la rue principale et l’ensemble de son oeuvre, sa typicité de la vie communautaire arménienne;

Pour tous ces gens qui n’ont rien d’autre à faire que de me regarder longuement déambuler en me scrutant de la tête aux pieds;

Pour tout cela, toutes ces quotidiennetés qu’on ne remarque que la première fois qu’on foule une nouvelle terre, j’ai aimé mon dimanche à Etchmiadzin.

La Russie gonfle ses muscles

Article publié le 10 mai 2008 dans le journal La Presse et sur cyberpresse.ca

Frédérick Lavoie
Collaboration spéciale
Moscou

La place Rouge avait des airs soviétiques hier. Pour la première fois depuis la chute de l'URSS, tanks, chars d'assaut, lance-missiles et ogives dernier cri ont accompagné les 8000 soldats défilant pour la commémoration annuelle de la victoire sur l'Allemagne nazie.

Placée sur le tracé du défilé, une gigantesque affiche rouge de plus d'une quarantaine de mètres, garnie d'étoiles dorées, ornait un édifice. «Russie, notre puissance sacrée», pouvait-on y lire.

Avant de quitter ses fonctions présidentielles cette semaine, Vladimir Poutine avait assuré que le retour à la tradition soviétique des grandioses défilés militaires ne visait pas à narguer l'Occident, avec qui il a entretenu des relations tendues durant ses deux mandats à la tête de l'État.

«Nous ne menaçons personne et ne nous apprêtons pas à le faire», avait-il déclaré, avant d'ajouter qu'il s'agissait bien toutefois d'une «démonstration de notre potentiel croissant en matière de défense».

Moqueries américaines

Hier, sur la tribune officielle de la place Rouge, M. Poutine se tenait aux côtés de son dauphin et successeur, Dmitri Medvedev. Sans grande conviction, le nouveau chef de l'État a lu son premier long discours public après sa prestation de serment de mercredi, reprenant la rhétorique de son mentor.

«L'histoire des guerres mondiales montre que les conflits armés ne naissent pas d'eux-mêmes. Ils sont déclenchés par ceux dont les ambitions irresponsables prennent le dessus sur les intérêts de pays et de continents entiers, de millions de gens», a déclaré M. Medvedev, dans une probable allusion aux États-Unis.

La veille, à Washington, un porte-parole du Pentagone s'était moqué du retour, après 18 ans d'absence, de l'équipement militaire dans les rues de Moscou. «S'ils veulent sortir leurs vieux véhicules, les faire tourner et les regarder, ils sont plus que bienvenus pour le faire», avait ainsi raillé Geoff Morrell.

Ceux qui croient que la Russie veut impressionner le reste du monde avec son arsenal sous-estiment l'intelligence de ses dirigeants, répond en substance Gleb Pavlovski, conseiller des présidents russes depuis Boris Eltsine. «Au Kremlin, il n'y a pas d'idiots. Personne ne pense qu'on peut convaincre un pays de sa puissance militaire par une parade», a-t-il soutenu, en entrevue avec La Presse mardi.

Après les humiliantes années de misère qui ont suivi la chute de l'empire soviétique, il faut aider le peuple à se respecter de nouveau, a expliqué M. Pavlovski. «Une parade, pour la nation, c'est un miroir qui embellit.»

Embellir est certainement le mot juste, puisque les forces russes sont loin d'être à la hauteur de l'Armée rouge d'antan.

Militaires maltraités

Même si le budget militaire a été multiplié par huit sous Vladimir Poutine, il reste toujours 10 fois moins imposant que celui des États-Unis. Récemment, le ministère de la Défense a commencé à vendre certains de ses bâtiments, afin de financer la rénovation d'autres installations.

Les soldats sont aussi loin de pouvoir rivaliser avec ceux des armées occidentales. Les deux tiers sont des conscrits, souvent victimes d'une armée qui n'a pas perdu son esprit soviétique. «Avant, on les maltraitait, et on les maltraite encore», dénonce la secrétaire générale de l'Union des comités des mères de soldats, Valentina Melnikova. L'an dernier, 15 jeunes appelés sont décédés à la suite de rites d'initiation cruels. Victimes de sévices et de taxage de la part de leurs supérieurs, 200 ont choisi de s'enlever la vie.

Une chose est certaine, le défilé militaire d'hier laissera des traces: il en coûtera 1,5 milliard de roubles (63,7 millions $ CAN) pour réparer les routes et les pavés endommagés par le passage des lourds équipements militaires.

Beau temps garanti

Il ne pleut jamais sur Moscou le 9 mai, même lorsqu'on annonce des averses. Et cette année n'a pas fait exception. Hier matin, 10 avions ont ainsi attaqué des nuages qui se dirigeaient vers le centre-ville de Moscou. Depuis le début des années 90, les Russes ont mis au point une technique pour neutraliser les nuages gris, utilisée lors des fêtes importantes. À l'aide d'un mélange d'azote liquide et d'iodure d'argent ou de poudre de ciment - selon le type de nuages - les avions-chasseurs peuvent forcer la pluie à tomber loin des défilés. Les seuls nuages qui peuvent nuire à la clarté du ciel moscovite lors de la fête sont ainsi tout à fait inoffensifs. Selon le ministère de la Défense, qui dépense des milliers de dollars pour l'opération chaque année, les agents réactifs utilisés ne sont pas dangereux pour l'environnement. Les écologistes, eux, en doutent.

mercredi 7 mai 2008

Huit années de régime Poutine

Article publié (deuxième de deux) dans le journal La Presse, le 7 mai 2008

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

KAZAN, Tatarstan - Vladimir Poutine quitte le Kremlin au sommet de sa popularité. En huit années de pouvoir, il a instauré un système autoritaire où tout poste important se mérite en échange d'une loyauté indéfectible.

Prenez Rinat Zakirov. Président du Congrès mondial tatar, organisme censé défendre les droits du deuxième peuple en importance dans le pays, après les Russes. Il ne s'offusque pas du fait que le gouvernement russe, sous Poutine, ait voté une loi pour interdire le retour à l'alphabet latin de la langue tatare. "L'important pour nous, ce n'est pas ça", assure M. Zakirov. Il a compris qu'il valait mieux avoir le Kremlin de son côté pour espérer faire avancer ses intérêts. Il est d'ailleurs lui-même devenu chef d'une formation municipale liée à Russie unie, parti dirigé depuis un mois par Poutine lui-même.

À la chute de l'URSS, le Tatarstan nationaliste avait déclaré sa souveraineté, avant de signer une entente avec la fédération, lui conférant une large autonomie. Aujourd'hui, le président tatar est toujours le même. Mais depuis 2004, il n'est plus élu. Il est nommé directement par le Kremlin, comme tous les chefs des exécutifs régionaux. En huit ans de régime Poutine, l'autonomie tatare a fondu comme neige au soleil.

La politologue Maria Lipman ne s'étonne pas de ce genre de réaction, où même des gens aux intérêts divergents du Kremlin lui jurent fidélité. "[Poutine] en est arrivé à contrôler à 100% la vie politique du pays."

Le bilan du président sortant n'est toutefois pas pour autant négatif, à son avis. Au contraire. "N'importe quel président dans n'importe quel pays, à la fin de ses deux mandats, serait fier des réalisations de Poutine, qui sont importantes." Elle souligne surtout "l'amélioration significative de la situation économique du pays", rappelant que Poutine a hérité d'un pays au bord de la faillite le 31 décembre 1999, jour de la démission-surprise de Boris Eltsine.

Certes, le président du deuxième pays exportateur d'or noir au monde a profité du quintuplement du prix du baril de pétrole depuis huit ans. "Poutine a été extrêmement chanceux. Mais pour les citoyens russes, l'important c'est qu'ils ressentent que leur vie s'est améliorée et pour ça ils lui sont reconnaissants."

Un tandem au pouvoir en Russie

Article (premier de deux) publié dans La Presse, le 7 mai 2008

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

MOSCOU - Dmitri Medvedev deviendra aujourd'hui le troisième président de la Russie. Mais ce juriste peu charismatique de 42 ans ne pourra pas régner en tsar. Tout indique qu'il dirigera la Russie en tandem avec son mentor et populaire prédécesseur, Vladimir Poutine, qu'il nommera premier ministre. À quand des portraits officiels où figureront les deux hommes? C'est pour bientôt, nous raconte notre correspondant.

Depuis que le peintre Viktor Deriouguine s'est mis aux portraits présidentiels en 2000, à l'arrivée de Vladimir Poutine, son carnet de commandes ne dérougit pas.

Il peint chaque année une vingtaine de portraits du maître du Kremlin. On ne lui avait pourtant jamais commandé de toile de l'impopulaire Boris Eltsine. "C'est parce que maintenant, les gens aiment leurs politiciens", explique l'artiste, lui-même partisan du président sortant, qui jouit toujours d'une cote de popularité de 80%.

Depuis l'élection présidentielle de mars, M. Deriouguine a aussi commencé à peindre Dmitri Medvedev, qui deviendra officiellement président aujourd'hui. Il ne croit cependant pas qu'on cessera de lui réclamer des toiles de Poutine. "Plusieurs accrocheront les deux portraits" dans leur bureau, prédit-il.

Légalement, seul le président figure sur les murs des administrations. Mais puisqu'on ne sait pas vraiment qui du président sortant ou du nouvellement assermenté tiendra réellement les rênes, mieux vaut ne pas prendre de risque.

Certains ont d'ailleurs trouvé une solution pratique. "Une fabrique de pain vient de me commander un portrait double", avec Poutine et Medvedev sur le même tableau, révèle le peintre.

Pouvoir à deux têtes

Depuis la nomination en décembre de Dmitri Medvedev comme candidat unique du pouvoir pour la présidentielle, les Russes ont appris à s'accoutumer aux deux visages présentés presque à temps égal sur les chaînes de télévision nationales, contrôlées par le Kremlin.

Propagande aidant, l'effacé premier vice-premier ministre Medvedev s'est rapidement transformé en symbole de la continuité poutinienne. Même sans les fraudes électorales dénoncées par des observateurs lors du scrutin du 2 mars, son élection avec 70% des voix n'aurait été qu'une formalité.

Cette passivité de la population n'est que le résultat de la politique "paternaliste" du président sortant, analyse la politologue Maria Lipman, du Centre Carnegie. "Le niveau de vie s'améliore et donc les citoyens sont prêts à vivre avec le fait que le pouvoir ne les respecte pas."

Avant l'élection de Medvedev, plusieurs analystes doutaient que Poutine accepte réellement de devenir à nouveau premier ministre, poste qu'il a occupé quelques mois en 1999, avant de succéder à Eltsine.

En Russie, le chef du gouvernement remplit surtout des tâches routinières et bureaucratiques, servant souvent de bouc émissaire pour les échecs des politiques du pays, devant le tout-puissant président.

Mais depuis l'élection de Medvedev, Poutine a entamé un modelage à son goût du poste de premier ministre, afin de créer un deuxième centre de pouvoir dans le pays.

Le roi des coulisses

À la fin du mois, plus de 150 amendements de lois devraient être adoptées facilement par la Douma, où les partis pro-Kremlin sont majoritaires. Ils permettront d'alléger le travail quotidien de Poutine, reléguant aux ministres et ministères les tâches les plus techniques.

L'un des derniers décrets présidentielles de Poutine visait d'ailleurs à responsabiliser les chefs des exécutifs régionaux non plus devant le Kremlin, mais devant la Maison blanche, le siège du gouvernement situé de l'autre côté de la rivière Moskova.

En acceptant le mois dernier de diriger Russie unie, le parti majoritaire non seulement à la Douma mais dans pratiquement toutes les régions du pays, Poutine s'est également assuré de conserver un contrôle stratégique.

Peu importe la Constitution, qui confère de larges pouvoirs au président, les décisions politiques en Russie se prennent de toute façon de manière informelle, note Maria Lipman. Et ici, Poutine, ancien agent du KGB, est le roi des coulisses. "Tous ceux qui ont des postes élevés actuellement les doivent à Poutine. Pour l'instant, personne ne doit rien à Medvedev."

Poutine a-t-il l'intention de reprendre le Kremlin dans quatre ans? Veut-il simplement quitter la scène en douceur? "Une énigme totale." Maria Lipman reconnaît les limites de sa science face à l'opacité du jeu politique russe. "Personne ne connaît l'entente entre les deux hommes."

Qui est Dimitri Medvedev?
Nom complet: Dmitri Anatolevitch Medvedev.

Origine: né le 14 septembre 1965 dans un quartier populaire de Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg) de deux parents professeurs.

Études: licence de droit à l'Université d'État de Leningrad. Il y enseignera par la suite.

Dernières fonctions en date: président du conseil de direction de Gazprom depuis 2000. Premier vice-premier ministre du gouvernement russe, chargé des grands projets nationaux (santé, logement, éducation et agriculture) depuis 2005.

État civil: marié à Svetlana Linnik, qu'il fréquente depuis l'école secondaire. Père d'Ilia, né en 1996.

Loisirs: photographie, natation. Fan des groupes rock Deep Purple, Pink Floyd et Black Sabbath.

Religion: baptisé en secret à 23 ans, de sa propre initiative. Orthodoxe croyant et pratiquant

vendredi 2 mai 2008

Prise d'otages de Beslan: les mères des enfants morts aux prises avec Moscou

Article publié dans La Presse le 2 mai 2008 et sur Cyberpresse.ca. En voici une version avec quelques paragraphes supplémentaires.

Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Beslan, Ossétie du Nord-Alanie

Elles accusent Vladimir Poutine d'être responsable de la mort de leurs enfants. Trois ans et demi après la prise d'otages de Beslan, les mères des victimes se battent toujours pour faire reconnaître la responsabilité des autorités russes dans le dénouement sanglant de la crise. Notre collaborateur a rencontré ces mères endeuillées qui se battent pour une vérité qui dérange.

Emilia Bzarova s'arrête près de la grande croix en bois, au centre de ce qu'il reste du gymnase de l'école numéro un de Beslan. «Mon enfant était ici», dit-elle, en montrant du doigt une partie du plancher de bois restée presque intacte. Son fils Aslan, 9 ans, est mort lors de l'effondrement du toit en feu du gymnase.

Les portraits des victimes sont accrochés sur les murs détruits de la salle de sport. Au sol, les couronnes de fleurs côtoient les bouteilles d'eau, qui rappellent que les terroristes n'ont pas autorisé les otages à boire autre chose que leur urine durant les 52 heures du siège.

Pratiquement chaque jour, Emilia vient ici pour demander pardon à son fils. «J'aurais simplement dû courir pour venir chercher mon enfant parmi les cadavres», répète sans cesse la mère seule de 37 ans. «Peut-être l'aurais-je trouvé et il n'aurait pas brûlé.»

Sa vie a basculé le 1er septembre 2004. Jour où 32 terroristes ont pris en otages quelque 1300 personnes dans l'école fréquentée par son fils à Beslan, petite ville de la république d'Ossétie-du-Nord, à 1900 km au sud de Moscou.

Deux jours plus tard, les forces spéciales russes envahissaient l'école. Résultat: 331 otages morts, dont 186 enfants.
Mères «extrémistes»

Emilia croyait alors que les autorités feraient tout pour sauver les enfants. Aujourd'hui, elle est convaincue que le pouvoir se préoccupait plus de préserver son honneur en refusant toute négociation avec les terroristes - des pro-séparatistes tchétchènes - que de sauver des vies humaines.

Depuis la tragédie, qui a aussi gravement blessé son autre fils, elle a quitté son emploi et est devenue l'une des militantes les plus actives de Voix de Beslan, une organisation réunissant des survivants et des mères de victimes.

Selon la version officielle, l'explosion d'une mine posée par les terroristes à l'intérieur du gymnase est à l'origine de l'incendie du toit. Les forces spéciales auraient alors réagi en lançant l'assaut pour sauver les otages.

Les nombreux témoignages rassemblés par les mères penchent toutefois vers une autre version: les forces spéciales auraient tiré en premier sur l'école, prétexte pour dénouer plus rapidement la crise. Quitte à faire des victimes.

«Si «l'explosion» était venue de l'intérieur, le toit se serait envolé sur les côtés» estime Emilia. Mais impossible de savoir la vérité. Les conclusions de l'enquête sont sans cesse reportées depuis deux ans.

Les quelque 30 procès intentés par les mères contre des officiels n'aboutissent à rien, le système judiciaire russe étant sous le contrôle de ces mêmes autorités qu'elles accusent.

En remettant en question la version officielle, les mères sont malgré elles devenues des opposantes au régime de Vladimir Poutine. En plus de leur deuil, elles doivent désormais vivre avec les pressions constantes des autorités.

En février, la cour a interdit Voix de Beslan, coupable «d'extrémisme» pour une lettre publiée en 2005. L'organisation y accusait le président de protéger les terroristes en nuisant à l'enquête.

Poutine responsable?

Aucun avocat en Russie n'a osé aider les mères de Beslan dans leurs démarches judiciaires. «Ils avaient tous peur, comme si nous avions la peste et qu'en s'approchant de nous, ils seraient contaminés et perdraient leur travail!» lance Ella Kissaïeva, qui a perdu deux neveux et un beau-frère lors de la prise d'otages.

En l'absence de juriste, c'est elle, microbiologiste de formation, qui représente l'organisation en cour. Son exemplaire du Code criminel usé à la corde en témoigne.

Pour les mères, il ne fait plus aucun doute: le premier responsable de la tragédie n'est nul autre que le président sortant Vladimir Poutine. Leur principale preuve? La loi. «Sans un ordre du président, personne ne peut tirer d'un char d'assaut à l'intérieur du pays», souligne Ella.

«Poutine» n'a pas protégé la vie des gens. Il a violé leur droit à la vie, rage Emilia Bzarova. Il a donné priorité à ses ambitions personnelles, son amour-propre. Et le prix de cela, c'est la mort des enfants.»

Emilia n’a pas pardonné aux terroristes, et encore moins aux autorités gouvernementales. «Oui, les terroristes sont [aussi coupables]. Mais je ne paie pas d’impôts aux terroristes.»

Les autorités locales projettent de démolir l’école numéro un pour y construire une église à la mémoire des victimes. Les mères s’y opposent farouchement. Elles croient qu’ils veulent ainsi détruire la plus grande preuve matérielle de leur culpabilité.

Malgré tout, Emilia garde espoir que la vérité sur la mort de son fils sera reconnue officiellement «de [s]on vivant». Selon elle, ce jour arrivera lorsque le clan de Vladimir Poutine quittera le pouvoir.

jeudi 1 mai 2008

Les cultivateurs russes souhaitent nourrir la planète

Article publié dans La Presse Affaires le 29 avril 2008 et sur cyberpresse.ca

Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Moscou

La planète a besoin de pain? Les agriculteurs russes sont prêts à la nourrir. Mais ils accusent la corruption et l'inertie de leurs fonctionnaires de les empêcher d'accélérer le redressement de l'économie agricole, après les dures années post-soviétiques.

«Pour se développer, on se bat avec la bureaucratie!» soupire Viktor Babitch. Depuis 10 ans, le fermier de Volokolamsk (130 km au nord-ouest de Moscou) supplie les gouvernements de lui vendre des terres à un prix décent pour qu'il poursuive le développement de sa ferme.

«Mais je ne peux pas concurrencer les banquiers,» ajoute-t-il, en montrant des photos de terres agricoles abandonnées, achetées par des promoteurs pour y bâtir de luxueuses maisons de campagne. Depuis la chute de l'URSS en 1991, le tiers des terres arables ont cessé d'être exploitées en Russie. Ici, les dézonages agricoles se négocient souvent à l'enveloppe.

Avec la disparition des fermes collectives (kolkhozes) qui faisaient la fierté de l'empire soviétique, la production agricole a chuté de façon drastique. Au rythme actuel, il faudra encore au moins sept ans au pays pour récolter autant de céréales qu'en 1990.

Malgré tout, le retour agricole de la Russie est bel et bien commencé. L'an dernier, elle a exporté deux fois plus de blé que l'année précédente, et ce, malgré la taxe dissuasive à l'exportation de céréales imposée par le gouvernement en novembre, qui atteint 40%. Cette taxe temporaire sera abolie à la prochaine moisson, le 1er juillet, et la Russie compte devenir le troisième exportateur de blé d'ici cinq ans, devant la France et le Canada.

«Aujourd'hui, l'État appuie la production agricole avec l'idée que le seul remède contre des prix élevés est l'augmentation de la production et la hausse de l'offre», explique Aleksander Korbout, vice-président de l'Union céréalière russe.

Si elle gagne à exporter ses céréales, la Russie demeure au total un importateur net de produits alimentaires, souligne l'économiste agricole Aleksander Serkov. Elle est donc dépendante des prix mondiaux, notamment ceux de la viande, qu'elle importe à 37%.

Viktor Babitch, lui, est convaincu que l'agriculture russe pourrait être encore en bien meilleure position. «On ne parlerait même pas de crise alimentaire en Russie si on nous laissait travailler les terres.»

En dépit des embûches, la ferme de M. Babitch s'est développée à un rythme fulgurant. En 1992, le nouvel État russe lui a attribué cinq hectares de terres. Il a réussi à en acheter 63 de plus au fil des années. Il n'avait que trois vaches à l'époque, son troupeau en compte maintenant 150 et chaque bête est deux fois plus productive, grâce à l'amélioration des technologies.

L'an dernier, notamment en raison de la hausse des prix du lait, ses profits ont atteint 20%. Aujourd'hui, il aimerait simplement qu'on lui permettre de réinvestir son argent quelque part, pour participer au retour de la Russie comme puissance agricole.

Inflation

Depuis le début de l'année, la hausse mondiale du coût des denrées, jumelée à une inflation galopante qui frôle les 14% dans le pays, a fait exploser les prix sur les tablettes.

La mie de pain coûte ainsi 10% de plus qu'en janvier, alors que les fruits et légumes ont pris plus de 20%. Le gel des prix sur certains produits de base comme le lait, le pain et la viande, conclu entre le gouvernement et certaines entreprises en octobre, n'aura ainsi eu qu'un effet limité.

Heureusement pour les consommateurs russes, la hausse constante de leur revenu au cours des dernières années a permis d'amortir une partie du choc.

Tatiana Chevel, une retraitée de 72 ans rencontrée à la sortie d'un marché public de Moscou, ne s'en faisait ainsi pas trop avec le prix du beurre. «Comme on dit, c'est jusqu'à l'été!» lance-t-elle, convaincu que les prix redescendront à la saison des récoltes.

Avec sa retraite de 200$ par mois, plus haute que la moyenne russe, elle ne se plaint pas de sa vie modeste. «On achète du pain, des légumes, et on ne va pas nulle part,» dit-elle simplement. Pour contrer la hausse, elle s'est tout de même mise à acheter des légumes congelés, moins chers que les frais.