(Paru dans La Presse le 5 juin 2013)
(Camp de Kutupalong, Bangladesh) - Barack Obama s'est récemment inquiété de leur sort auprès de son homologue birman Thein Sein. Mais dans son pays, même la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi n'ose pas défendre les Rohingyas, minorité musulmane en terre bouddhiste. Considérés comme des "étrangers" chez eux, persécutés, ils ont cherché refuge au Bangladesh voisin. Sauf que là non plus, on ne veut pas d'eux.
"Je ne suis citoyen ni du Myanmar [nom officiel de la Birmanie] ni du Bangladesh. Je nage au milieu du fleuve Naf."
C'est ainsi qu'Abdul Rajak résume sa situation et celle des dizaines de milliers de Rohingyas qui ont traversé ce cours d'eau depuis deux décennies pour se réfugier au Bangladesh. Né il y a 19 ans dans un camp, le jeune homme n'a jamais eu de patrie.
Et encore. Il compte parmi les 30 000 réfugiés "privilégiés". Ses parents étant arrivés peu avant septembre 1992, ils ont été dûment enregistrés par le gouvernement bangladais. Celui-ci les autorise à habiter à Kutupalong, l'un des deux camps officiels à quelques kilomètres de la frontière birmane, dans des huttes faites de boue séchée, de paille, de bambou et de bâches de plastique. Ils ont aussi droit aux rations et aux services médicaux fournis par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et une poignée d'ONG.
Les quelque 200 000 Rohingyas arrivés après 1992 n'ont aucun statut. Les organisations qui les aident le font à l'insu des autorités bangladaises. Les campements illégaux sont depuis longtemps plus peuplés que les camps officiels, autour desquels ils ont poussé.
La politique du gouvernement du Bangladesh - un pays aussi sous-développé que son voisin birman - est claire: si leur vie est misérable ici, les Rohingyas finiront par retourner chez eux. "Mais leur existence est encore pire là-bas, où ils sont victimes de violence. Alors ils restent. Et l'État bangladais se permet quand même de les traiter comme des animaux", résume un employé d'une organisation internationale.
Les réfugiés n'ont pas le droit de sortir des camps, et encore moins de travailler. Mais presque tous dérogent à cette règle. L'État bangladais interdit également leur scolarisation au-delà de la cinquième année.
Pour poursuivre ses études, Abdul Rajak a dû soudoyer les professeurs d'une école de village. "J'ai travaillé durant une semaine comme plongeur dans un hôtel de Cox's Bazar [station balnéaire à 40 km au nord du camp] pour payer les droits", raconte le jeune homme, qui rêve d'un diplôme universitaire.
Ce qui sauve les Rohingyas au Bangladesh, c'est qu'il est à peu près impossible de les reconnaître parmi les Bengalis. Les deux peuples partagent des traits physiques, une peau brune, une religion - l'islam -, ainsi qu'une langue quasi identique.
En Birmanie, où la majorité de la population est bouddhiste et de physionomie mongoloïde, c'est précisément ces similarités avec les voisins bangladais qui favorisent leur ostracisme (voir encadré).
La prudence d'Aung San Suu Kyi
La persécution, Abdul Kalam, 50 ans, la vit depuis des décennies. Il a fui à deux reprises la Birmanie. Après trois ans d'un premier exil bangladais, il est revenu dans son pays natal en 1994. Mais 10 ans plus tard, il s'est à nouveau résigné à traverser la frontière. "Mon fils étudiait dans un collège de Rangoon [alors la capitale birmane]. Les forces de l'ordre le soupçonnaient d'être un partisan d'Aung San Suu Kyi. Il a été tué dans les dortoirs avec d'autres étudiants." Abdul Kalam raconte qu'il a ensuite été arrêté, jeté en prison et torturé. En sortant, six mois plus tard, il n'avait plus de terres ni de maison. L'État lui avait tout confisqué.
Abdul Kalam est particulièrement déçu de la position d'Aung San Suu Kyi sur les Rohingyas. La lauréate du prix Nobel de la paix, qui collabore avec le pouvoir birman dans le processus de démocratisation du pays en vue des élections de 2015, a dénoncé les violences entre musulmans et bouddhistes. Mais elle a refusé de se porter à la défense des Rohingyas et de faire savoir si elle les considérait comme des citoyens de la Birmanie. Des cadres de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, ne se gênent pas pour appeler à l'expulsion de ces "immigrants illégaux". "J'étais vraiment surpris et fâché. J'attendais une solution de sa part", confie Abdul Kalam.
Risques de djihad
Comme la plupart des réfugiés, il n'a qu'un souhait: retourner chez lui. "Mais pour cela, il faut que les autorités nous assurent l'immunité et nous redonnent nos maisons et nos terres."
Par le passé, des groupuscules rohingyas armés ont combattu les forces birmanes. Mais depuis le milieu des années 90, le Bangladesh a fermé leurs camps d'entraînement sur son territoire, rendant leurs activités difficiles.
Selon les médias bangladais et birmans, certains seraient tout de même encore actifs, à la recherche de fonds et d'armes. Alors que des milliers de réfugiés rohingyas à l'avenir en cul-de-sac sont endoctrinés dans des madrasas (écoles coraniques) souvent financées de l'étranger, les risques de résurgence d'un mouvement djihadiste sont réels, préviennent des travailleurs humanitaires dans les camps.
Le réfugié Abdul Kalam est formel: "Si quelqu'un décide de nous aider, nous avons assez de gens prêts à se battre. Et nous irons", dit-il.
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Étrangers en leur pays
L'arrivée au pouvoir des militaires en Birmanie, en 1962, a marqué le début de l'exclusion des Rohingyas. Depuis, ils sont considérés comme "immigrants illégaux" dans leur pays. La junte a toujours douté de leur loyauté. Durant la Deuxième Guerre mondiale, ces musulmans étaient restés fidèles aux colonisateurs britanniques, plutôt que de se joindre aux Japonais, comme la majorité bouddhiste. Dans les années 80, les militaires ont révoqué la citoyenneté de ceux qui ne pouvaient prouver l'arrivée de leurs ancêtres en Birmanie avant 1823. Depuis, les épisodes de violence entre bouddhistes, appuyés par les forces birmanes, et Rohingyas éclatent périodiquement. En juin 2012, après quelques années d'accalmie, le viol présumé d'une bouddhiste par trois Rohingyas a remis le feu aux poudres. La vague vengeresse a fait plus de 200 morts et 100 000 déplacés internes. Des milliers d'entre eux ont préféré rejoindre le Bangladesh ou tenter leur chance sur un bateau de fortune vers les lointaines Malaisie et Thaïlande. Le président Thein Sein assure vouloir éviter un autre épisode de ce que plusieurs organisations internationales ont qualifié de "nettoyage ethnique". Mais sur le terrain, les autorités birmanes continuent de pousser les Rohingyas à l'exil.
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