mardi 27 août 2013

Inde: petit coin, grands enjeux

(Paru dans la section «Regards sur le monde» de La Presse + le 2 juin 2013)


(Bombay, Inde) - Devinette : dans une maison indienne, vous avez plus de chances de trouver un téléphone que celle-ci. Son absence augmente grandement les risques de viol, de maladies et de décrochage scolaire chez les filles. Sans elle dans leur foyer, les Indiens ont de plus en plus de mal à se dénicher une épouse. Sèche, elle perpétue l'existence de l'un des métiers les plus abjects de la planète. Réponse : la toilette.
Malgré les progrès des dernières décennies, plus de la moitié des 1,2 milliard d'Indiens n'ont toujours pas accès à des installations sanitaires. Les conséquences, pour les femmes en particulier, sont multiples et souvent tragiques.
Le 5 mai dernier, par exemple, dans un village du Bihar, l'absence de toilette dans le domicile familial a coûté son innocence à une jeune fille de 11 ans. Ne pouvant ignorer l'appel de la nature malgré la tombée de la nuit, elle s'est rendue dans un champ pour déféquer. Un villageois de 25 ans l'a remarquée, emmenée dans une station de pompage, où il l'a violée.
Selon la police de cet État pauvre du nord de l'Inde, près de la moitié des 870 viols répertoriés en 2011 n'auraient pas eu lieu si les victimes avaient eu accès à une toilette à la maison.
Pas de toilette ? Pas d'épouse !
L'an dernier, dans l'État voisin de l'Uttar Pradesh, Priyanka Bharti a préféré créer le scandale plutôt que de se résigner à vivre en silence dans l'insécurité. En emménageant dans la maison de sa nouvelle belle-famille après son mariage, elle a constaté l'absence de latrines. Elle a plié bagage illico presto. Pas question de revenir tant qu'une toilette n'aurait pas été installée. Un mois et demi et un grand tapage médiatique plus tard, elle était de retour pour inaugurer le cabinet d'aisance, gracieuseté de l'ONG Sulabh International. Depuis, d'autres femmes ont suivi l'exemple de Priyanka.
« Ne vous mariez pas s'il n'y a pas de toilette dans le domicile de votre époux », recommandait d'ailleurs en octobre le ministre de l'Hygiène publique.
Au Madhya Pradesh, les autorités du district de Sehore ont trouvé comment faire pousser les latrines dans les maisons. Pour participer aux mariages collectifs organisés - et payés - par l'État, le futur époux doit désormais fournir une photo le montrant en compagnie de... sa cuvette !
Dans l'espace public, la quête d'une toilette est souvent désespérante. Plusieurs cafés et restaurants n'en ont carrément pas. Dans la rue, les hommes se soulagent souvent sur le coin d'un mur ou dans un caniveau. Mais pour les femmes, la rareté des toilettes et l'insalubrité de celles existantes sont des raisons de plus de ne pas s'aventurer dans ce monde essentiellement masculin. L'absence presque systématique de latrines dans les écoles de village pousse plusieurs jeunes filles au décrochage.
Métier : ramasseur d'excréments
Améliorer les conditions sanitaires dans le pays implique aussi de briser certains cadres sociaux qui remontent à la nuit des temps.
Chaque matin depuis 4000 ans, des femmes passent de maison en maison, panier sur la tête, afin de collecter à la main les « déchets nocturnes » de leurs clients, entreposés dans une toilette sèche.
Il y a longtemps que les progrès modernes auraient dû faire disparaître cette pratique, comme cela a été le cas ailleurs dans le monde il y a quelques siècles. Mais en Inde, on naît ramasseur d'excréments comme d'autres naissent cordonniers ou prêtres. Mieux vaut le stigmate d'une profession répugnante que de n'appartenir à aucun groupe de la société.
Depuis 1993, cette pratique est interdite et ceux qui emploient des ramasseurs d'excréments sont passibles d'un an de prison. Or son éradication complète implique non seulement de convaincre les employeurs de passer à une toilette plus moderne, mais aussi les collectrices manuelles -- presque toutes des femmes de la caste des « intouchables » -- qu'elles ont droit à une tâche plus digne.
Malgré les différents programmes d'inclusion mis sur pied -- cours de cuisine, de couture, etc. --, il y aurait encore de 300 000 à 1,3 million de ramasseuses d'excréments dans le pays.
Le gouvernement indien s'est également donné comme mission d'éradiquer la défécation dans la nature d'ici 2022. D'ici là, pour des centaines de millions d'Indiens, se soulager demeure un exercice complexe, voire dangereux.
Une quête pour la moitié de la population
- 53,1 % des Indiens n'ont pas accès à une toilette et continuent de déféquer en plein air.
- Selon le dernier recensement (2011), il y aurait toujours en Inde 794 390 latrines sèches vidées à la main.

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