(Paru le 6 mai 2013 dans La Presse +)
(Dacca, Bangladesh) Rien n'est plus douloureux que de rouvrir de vieilles blessures de l'Histoire mal cicatrisées. Les 160 millions de Bangladais en savent quelque chose. Depuis les premières condamnations en début d'année de criminels de la guerre d'indépendance, les fantômes de 1971 se sont réincarnés dans la jeunesse bouillante d'aujourd'hui, divisant ce pays musulman entre laïcs et islamistes. Hier, des violences dans la capitale Dacca ont fait au moins 10 morts.
« AC-TION DI-RECTE ! » Ils ne scandent pas, ils hurlent. De toute leur foi. Longue tunique, chapeau de prière sur la tête, une barbe pour ceux qui ont atteint l'âge, une énergie débordante et rien à perdre, si ce n'est une vie déjà remise entre les mains d'Allah. Pour ces islamistes débarqués par centaines de milliers hier à Dacca afin de forcer le gouvernement à les écouter, le bâton de bambou dans leurs mains, c'est ça, l'action directe.
En passant devant un cinéma, quelques-uns lancent des pierres sur les panneaux-réclames des films. Parmi leurs treize exigences se trouve l'interdiction de représenter des humains sur des affiches ou en sculpture.
La séparation des femmes et des hommes dans l'espace public en fait aussi partie. Si le gouvernement n'acquiesce pas, ils occuperont la capitale jusqu'à le faire plier, promettent-ils.
Mais avant midi, leurs ambitions sont dégonflées par les policiers à coups de balles de caoutchouc et de gaz lacrymogènes. En fin de soirée, le centre-ville de la mégapole chaotique de 15 millions d'habitants était toujours le théâtre d'affrontements. Les autorités faisaient état d'au moins dix morts.
Pour le Bangladesh, l'effondrement le 24 avril d'un édifice abritant cinq manufactures de textile - faisant au moins 610 morts et valant une rare place dans les manchettes internationales à cet État pauvre d'Asie du Sud - était un drame national de trop. Depuis trois mois, le pays est déjà miné par des manifestations, des grèves et des violences à répétition qui ont fait une centaine de victimes.
À l'origine de la division : un tribunal, lancé en 2009, pour juger les criminels de la guerre d'indépendance de 1971. Un coup d'État peu après la création du Bangladesh avait empêché à la justice de faire son travail.
Tragédie originelle
Les principaux accusés sont des leaders de la Jamaat-e-Islami, parti politique peu populaire dans les urnes aujourd'hui, mais qui contrôle une bonne partie de l'économie du pays. Anti-sécessionnistes à l'époque, c'est eux qui auraient guidé l'armée pakistanaise dans le massacre de 300 000 à trois millions de Bangladais - selon les estimations -, dont une bonne partie de l'intelligentsia de ce qui était alors le Pakistan oriental.
Aujourd'hui, c'est cette tragédie originelle qui se rejoue dans les rues et les coeurs du Bangladesh. La peine de prison à perpétuité décernée à un leader islamiste par le tribunal de guerre début février a fait sortir de leurs gonds les tenants d'un pays laïc et fier de ses « combattants de la liberté » de 1971. « Prison à vie ? Nous voulons qu'il soit pendu, et les autres aussi ! » se sont indignés des milliers de Bangladais - pour la plupart né bien après l'indépendance, descendus spontanément sur la place Shahbag de Dacca après la création d'un événement Facebook par des blogueurs engagés.
Lorsqu'un autre dirigeant de la Jaamat-e-Islami a été condamné à mort, ce sont les islamistes qui ont pris la rue. Jouant du sentiment religieux d'une nation musulmane à 90 %, la formation a appelé les « vrais » fidèles à exiger la pendaison des « athées », en référence à ces blogueurs de la place Shahbag qui auraient publié des messages insultants à l'égard du prophète Mahomet sur le web. Du même coup, ils les enrôlaient pour soutenir les leaders condamnés, meurtriers de masse selon le tribunal, devenus « défenseurs de la foi » contre ces blasphémateurs.
L'un des blogueurs a été assassiné. Trois autres ont été arrêtés, question de calmer le jeu des islamistes.
D'autres verdicts attendus au cours des prochains jours risquent de soulever à nouveau la poussière de l'Histoire. L'approche des élections générales, toujours une période d'incertitude dans ce pays à la démocratie chancelante, est garante d'autres épisodes de violence.
Place Shahbag hier après-midi, Shammi Hoque, étudiante en commerce de 21 ans, s'époumonait au micro pour chauffer les esprits d'une poignée de militants pour un État séculier. « Vive le Bangladesh ! Vive le peuple ! » La rumeur voulait que les islamistes étaient en chemin pour venir saccager leur campement. Dans ses mains délicates, Shammi tenait fermement un bâton de bambou. « S'ils viennent, bien sûr que je vais me battre comme les autres. En tant que femme, je veux vivre dans un pays laïc. Pour ça, les islamistes doivent être défaits. »
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