(Paru dans la section «Regards sur le monde» de La Presse + le 28 avril 2013)
(Bombay, Inde) - Meena et Surya habitent le même village, dans le nord-ouest de l'Inde. Ils sont amoureux. Or, grave problème : elle est une Ror, haute caste hindoue, alors que lui est un Dalit, un intouchable. Personne n'acceptera leur union, aux antipodes de la tradition. Ni leur famille ni la communauté. Qu'à cela ne tienne, ils fuient et vont se marier en ville.
Lorsque la nouvelle a atteint le village il y a deux semaines, elle a déclenché la colère des Rors. Bilan : des dizaines de blessés, 80 maisons endommagées, 200 familles dalits en fuite et une harmonie intercommunautaire en lambeaux.
En Inde, les mariages d'amour demeurent l'exception dans une tradition de « mariages de convenance », dans lesquels deux familles compatibles sur les plans socioéconomique, religieux et astrologique organisent l'union d'un fils et d'une fille.
En ville, les mariages d'amour sont de plus en plus fréquents et acceptés par les familles, quoique non sans grincement de dents. Mais en zone rurale, où habitent toujours plus de 60 % des 1,2 milliard d'Indiens, défier la tradition maritale est non seulement un geste audacieux, mais extrêmement dangereux. L'histoire de Meena et Surya, qui a mis à feu et à sang le village de Pabnawa, n'en est que le dernier exemple. Chaque année dans le pays, quelque 1000 meurtres sont classés comme des crimes d'honneur liés à des relations ou mariages fondés sur l'amour.
Une autre histoire : en décembre dernier, après deux ans de cavale, Mehwish et Abdul Hakim ont risqué un retour dans leur village d'origine en Uttar Pradesh pour s'occuper de la mère malade de ce dernier. Le ressentiment à la suite de leur mariage ne s'était pas estompé. La famille de Mehwish le considérait toujours comme inacceptable, car, bien qu'Abdul Hakim soit aussi musulman, il était d'un rang social moindre. Après leur passage à une populaire émission de télévision, leur tête a même été mise à prix par le khap panchayat, un conseil d'anciens ultraconservateurs aux pouvoirs officieux, mais bien réels dans les villages indiens. Quelques jours après son retour, Abdul Hakim a été tué par balles. La veuve a accusé sa propre famille de l'avoir fait assassiner.
Durant leur exil, Mehwish et Abdul avaient trouvé refuge dans une pension des « Love commandos », une ONG qui protège les amoureux maudits et les aide à se marier. La seule existence de cette organisation - qui garde ultrasecret l'emplacement de ses refuges par peur de représailles - suffit à démontrer les risques que comporte une union en dehors des normes traditionnelles.
Légalement, rien n'empêche pourtant deux citoyens indiens majeurs de se marier, peu importe leur appartenance religieuse ou leur caste. Mais entre les lois relativement progressistes de la république indienne et leur application par ses serviteurs, il y a un océan d'arbitraire. Le système de castes des hindous, majoritaires dans le pays, a officiellement été aboli en 1947. Mais son influence dans la société demeure, tout comme celle d'autres traditions et pratiques discriminatoires. Les policiers, juges et autres fonctionnaires, eux-mêmes partie intégrante de cette société plus traditionaliste que ses lois, n'y sont pas insensibles.
Deux semaines après les violences déclenchées par le mariage de Meena et Surya, les Dalits ayant fui Pabnawa craignent toujours de réintégrer leurs maisons. Selon eux, l'administration locale, contrôlée par les hautes castes, et la police n'ont pas arrêté tous les coupables du pogrom et cherchent à protéger les puissants Rors. Le couple, lui, se terre toujours.
Pour la plupart des Indiens, gorgés de films bollywoodiens, la romance demeure un fantasme de grand écran, seul endroit où l'amour finit toujours par triompher. Ils ne s'en portent toutefois pas plus mal pour autant. Dans un sondage récent, 75 % d'entre eux affirmaient préférer s'engager dans un mariage de convenance. Ce type d'union a pour avantage de faire reposer la réussite du couple non seulement sur les épaules des deux époux, mais sur celles de leur famille. Au final, le taux d'échec approche le zéro, même si les compromis domestiques peuvent être difficiles à avaler.
Pour ceux qui sont malgré tout tentés par l'aventure amoureuse, les crimes d'honneur et les pogroms sont de puissants incitatifs à rester docilement à l'intérieur du cadre des traditions.
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