Reportage publié dans La Croix, La Presse et La Tribune de Genève le 17 juin 2010.
À Och, les blessures seront longues à cicatriser. Épicentre des violences interethniques qui ravagent le sud du Kirghizstan depuis vendredi dernier, la deuxième ville du pays est défigurée et dépouillée de milliers de ses habitants en fuite. Des Kirghiz, majoritaires, et des Ouzbeks, minoritaires, accusent les responsables politiques d'avoir instrumentalisé leurs tensions pour faire avancer leurs intérêts.
Pour se rendre dans le village de Chark, à la sortie d'Och, il faut changer de voiture. Le chauffeur kirghiz n'ose plus s'aventurer dans les bourgs peuplés d'Ouzbeks. Et inversement. À Chark, le ressentiment est grand. Mais personne ne sait nommer avec certitude les coupables des attaques qui ont dévasté le village. « L'armée ouvrait le passage en camion blindé puis d'autres nous attaquaient, certains en uniforme, d'autres non. Difficile de dire si c'était des soldats ou non », explique Darvan Badalov, 35 ans, montrant les vestiges de dizaines de maisons et commerces incendiés. Femmes et enfants du village ont pour la plupart fui. Sans armes apparentes, les hommes ont installé des barricades sur la chaussée, craignant de nouvelles agressions.
Au pied de l'école primaire à moitié rasée par les flammes, Takhir Ousmanov raconte l'histoire de son fils, « tué par un sniper » alors qu'il tentait dimanche d'éteindre le troisième incendie de l'école en trois jours. Le géologue de 59 ans n'en veut toutefois pas au peuple kirghiz, même s'il pense que certains de ses membres sont à l'origine des troubles. « Il n'y a pas de mauvaise nation, il n'y a que des mauvaises personnes », dit-il, avant d'ajouter avoir reçu les condoléances de plusieurs collègues et amis kirghiz.
Selon les habitants du village, les vrais coupables sont les « politiciens ». Et pas seulement Kourmanbek Bakiev, le président renversé par de violentes manifestations en avril, que le gouvernement intérimaire de Roza Otounbaïeva accuse d'avoir allumé la mèche d'un conflit ethnique latent afin de reprendre les rênes de l'État. « Le gouvernement provisoire avait besoin de ce chaos pour se maintenir », lance un autre villageois. « Bakiev et le gouvernement cherchent à se partager le pouvoir sur le dos du peuple ouzbek », renchérit un troisième.
Takhir a bon espoir qu'Ouzbeks et Kirghiz puissent vivre à nouveau ensemble. Il est toutefois moins optimiste sur les chances de voir le Kirghizstan redevenir l'îlot de stabilité et de relative démocratie en Asie centrale que l'ex-république soviétique a été après la chute de l'URSS. « Je voudrais bien dire que j'attends des dirigeants honnêtes, mais je suis certain que les prochains seront encore des bandits ».
À quelques kilomètres de Chark, dans le centre-ville d'Och, la vie commençait timidement à reprendre son cours hier. Sur l'une des rues principales, des marchands étalaient oignons, patates, concombres, pain, abricots et autres produits sur des couvertures au sol. Devant eux, des commerces calcinés et d'autres épargnés.
Les nombreux graffitis « Mort aux Ouzbeks » un peu plus loin n'avaient toutefois rien pour rassurer la minorité. Ni les milices kirghizes aux allégeances floues sillonnant la ville, kalachnikov en bandoulière. La mixité habituelle du centre-ville en prenait ainsi un coup. Pas un commerçant ouzbek n'osait y tenir pavillon. Les quelques clients appartenant à l'ethnie minoritaire - plus de 40 % de la population -, passaient rapidement faire leurs courses, avant de repartir aussitôt.
Employée d'une coopérative agricole, la Kirghize Bouroul Bourjebaïeva est convaincue que les deux communautés n'ont rien à gagner de ces troubles. « C'est l'élite qui crée la division, pas le peuple ». Juste à côté, le boulanger Bekbolot blâme plutôt les Ouzbeks, devenus récemment « trop gourmands » à son goût. « Pourquoi veulent-ils une autonomie, la reconnaissance de leur langue et des hauts postes dans l'administration ? Si ça ne leur plaît pas ici, ils peuvent retourner dans leur patrie historique », l'Ouzbékistan. En attendant, la fuite des commerçants ouzbeks a une conséquence pour tous ses habitants. Depuis des générations, ils étaient bouchers. La viande est désormais introuvable à Och.
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