Reportage publié dans La Croix, La Presse, La Tribune de Genève et Le Soir le 2 août 2010.
Mokhovoe, région de Moscou - Asséchés par plus d'un mois de canicule presque sans précipitations, des dizaines de milliers d'hectares de forêt et de tourbière sont la proie d'incendies depuis une semaine en Russie. Des villages entiers ont été rasés. Notre collaborateur s'est rendu à Mokhovoe, à 150 km au sud-est de Moscou, où les villageois ont dû se défendre par eux-mêmes du feu, faute d'aide des autorités.
Lorsque les flammes ont commencé à avancer sur Mokhovoe, village situé à 150 km au sud-est de Moscou, jeudi midi, Lioubov Beliakova et ses voisines sont sorties en priant dans les rues poussiéreuses, icônes orthodoxes à la main. « En cinq minutes l'air est devenu noir comme la nuit. La terre brûlait sous nos pieds. Nous avons compris que ça n'augurait rien de bon », raconte la comptable retraitée.
La croix avec l'inscription « Que le Seigneur te protège » plantée à l'entrée du village n'a pas pu le sauver. Et encore moins les autorités russes. Les quelque 150 habitants de Mokhovoe n'ont jamais été prévenus de l'approche de l'incendie et aucune mesure n'a été prise pour les évacuer.
Laissés à eux-mêmes, entourés d'une haute forêt et de tourbières asséchées à l'époque soviétique pour servir de combustible, les villageois ont dû se débrouiller. « Les hommes se sont précipités à l'orée de la forêt pour couper des arbres afin d'empêcher le feu d'avancer », explique Mme Beliakova. Rien à faire. En quelques minutes, le village n'existait plus. Un seul immeuble d'habitation n'a pas été touché par les flammes. Douze maisons et trois édifices ont été détruits. Ceux qui possédaient une voiture ont pu s'enfuir. Mais dans ce village pauvre, peuplé principalement de retraités, certains n'avaient pas ce luxe.
« Ils sont morts asphyxiés dans cette cave. » Maria Mourougova montre le petit abri à légumes bétonné dans le jardin calciné de ses voisins. Ils étaient six à s'y cacher et sont restés piégés lorsque les flammes ont rasé la quasi-totalité des jardins qui nourrissaient le village.
Née à Mokhovoe, Maria Mourougova, ingénieure de 34 ans, habite désormais dans la ville de Kolomna, à 50 km et une traversée de bac du village. « J'ai réussi à venir à temps pour sauver ma mère. Mais pourquoi les gens qui doivent s'occuper de notre sécurité n'ont-ils rien fait ? », enrage-t-elle. « Sous le pouvoir soviétique, c'était mieux organisé. » Elle montre un édifice où habitaient deux vieilles dames. « Elles ont voulu s'enfuir dans la forêt et sont mortes brûlées », avance-t-elle, même si, officiellement, les deux femmes font partie des sept villageois toujours portés disparus. Plus loin, ce sont deux personnes handicapées qui seraient mortes dans leur sous-sol, incapables de se lever. « Les sapeurs ne se sont occupés que de la forêt et ont laissé brûler le village », dénonce Mme Mourougova, appuyée par d'autres habitants. Un pompier mal équipé est pourtant mort en voulant protéger la bourgade.
Poutine visite
Lors d'une visite vendredi dans un autre village ravagé près de Nijni Novgorod, le premier ministre Vladimir Poutine a été accueilli par une foule hystérique accusant le pouvoir d'inaction. L'homme fort du pays a rejeté le blâme sur les administrations locales, exigeant la démission des politiciens « envers lesquels la confiance des citoyens est remise en doute ». Vladimir Poutine a aussi promis de quadrupler l'aide prévue pour les victimes des feux de forêts, à 200 000 roubles (5 000 €) par famille. « Avec cette somme, nous pourrons à peine reconstruire la clôture de notre jardin », estime Lioubov Beliakova, qui ne possédait pas d'assurance, comme le reste des villageois.
À côté d'elle, dans la braise encore fumante de Mokhovoe, des hommes s'affairent à déterrer des pieux de métal calcinés. « Bientôt, les voleurs de ferrailles vont passer », explique l'un d'eux. « Et mieux vaut déjà avoir le matériel quand nous reconstruirons au lieu de le racheter. » Mais reconstruira-t-on Mokhovoe ? Malgré les promesses de Vladimir Poutine de rebâtir les villages affectés « d'ici à cet hiver », les habitants doutent que les autorités voudront investir dans leur bourgade, déjà vieillissante et morose avant l'incendie. Agricole, Mokhovoe ne s'est jamais vraiment remis de la chute du communisme et de la fermeture de l'usine du coin, comme des milliers d'autres villages dans le pays.
Et pour reconstruire, encore faudra-t-il que l'aide se rende jusqu'aux victimes. Samedi, le patriarche orthodoxe Kirill a appelé les fonctionnaires à ne pas détourner les fonds destinés aux victimes, pratique courante dans le pays, rongé par la corruption. « L'argent qui va être versé aux gens est de l'argent sacré. Que personne ne lève la main sur cet argent, car s'enrichir sur le malheur des autres est un grand péché devant Dieu », a-t-il déclaré dans un discours télévisé.
À Mokhovoe, les habitants préfèrent compter sur leurs propres forces au lieu d'attendre une aide hypothétique du gouvernement, qui pourrait être difficile à réclamer en raison de la lourdeur administrative. « De toute façon, c'est impossible qu'ils nous donnent une nouvelle maison (ailleurs). Il y a déjà une pénurie de logements dans le pays, donc ils nous placeront probablement dans des résidences communautaires », dit Mme Beliakova, résignée. Son appartement a été évité par les flammes, mais sans gaz, sans eau, sans électricité et sans jardin, impossible d'y retourner.
Les habitants de Mokhovoe ne sont pas les seuls à s'être retrouvés sans toit au cours des derniers jours en Russie. Quelque 1 875 maisons ont été détruites par les flammes dans quatorze régions du pays, principalement aux abords de la Volga. Le ministère des régions a estimé que 117 millions d'euros seraient nécessaires pour la reconstruction.
Selon un bilan provisoire, 30 personnes sont mortes dans les incendies qui ravagent des centaines de milliers d'hectares de forêts partout dans le pays. Hier, les autorités de l'Extrême-Orient ont annoncé que les flammes gagnaient aussi leur région. En dépit des 240 000 personnes mobilisées pour lutter contre les feux, la situation n'est pas en voie de s'améliorer. Hier matin, 770 foyers d'incendie étaient actifs dans le pays. La veille, il y en avait deux fois moins.
Les prévisions météorologiques ne laissent pas place à l'espoir. La canicule jamais vue qui frappe la Russie depuis plus d'un mois, avec des températures diurnes descendant rarement sous les 30 degrés sur une bonne partie du territoire, devrait se poursuivre au moins une semaine. Aucune forte précipitation n'est prévue pour venir calmer les flammes. Asséchée, la Russie brûle.
UNE CANICULE SANS PRÉCÉDENT
En 160 ans d'observation météorologique, la Russie n'avait jamais connu pareille canicule. Jeudi dernier, le thermomètre a atteint 38,2 degrés à Moscou, battant le précédent record de 37,2, établi... trois jours plus tôt. La semaine dernière, la fumée provenant des feux de tourbières en périphérie de la capitale est venue envelopper la mégalopole de 15 millions d'habitants, rendant l'air difficilement respirable. Selon l'observatoire de la qualité de l'air de Moscou, la pollution atmosphérique dépassait dix fois la norme mercredi. Le brouillard s'est finalement dissipé vendredi, mais des centaines de villes et villages dans la région de Moscou vivent toujours sous un dangereux nuage de fumée. Étrangement, les autorités russes n'ont pas fait état de morts résultant de la chaleur et de la fumée. En 2003, une canicule similaire en Europe avait pourtant causé environ 15 000 décès en France, principalement des personnes âgées vulnérables. Pour combattre la chaleur, chacun a son remède de grand-mère. Même le premier ministre Vladimir Poutine, qui a conseillé aux Russes de boire du thé chaud. « Cela favorise la sudation et aide à supporter le coup de chaleur », a-t-il déclaré. Mais un autre « remède » est plus populaire chez les Russes : l'alcool, pourtant connu pour ses propriétés déshydratantes. En deux mois, près de 2 500 personnes se sont noyées en Russie, à cause des chaleurs excessives qui poussent les Russes à se baigner dans les plans d'eau environnants, souvent en dépit des interdictions et du danger. L'an dernier, près des trois quarts des noyades enregistrées dans le pays avait été causées par l'alcool. Autres victimes de la canicule : les agriculteurs. Près du tiers des terres cultivées en Russie ont été affectées par la sécheresse. Vingt-trois régions du pays ont décrété l'état d'urgence. Troisième exportateur de blé au monde, la Russie devrait en produire 20 % de moins cette année, alors que les prix pourraient augmenter de plus du tiers.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire