lundi 26 mai 2008

Dans la tête du Kremlin

Entrevue avec Gleb Pavlovski, publiée dans La Presse, le 23 mai 2008.

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Moscou - L'ancien premier ministre britannique Winston Churchill a dit un jour que la politique russe était "une devinette enveloppée de mystère au sein d'une énigme". La Presse s'est entretenue récemment avec le politologue Gleb Pavlovski, conseiller présidentiel depuis Eltsine et considéré comme l'un des idéologues du "poutinisme". Voyage dans la tête du Kremlin.

Après plus d'un mois de harcèlement téléphonique, la réponse vient la veille de la prestation de serment du nouveau président russe, Dmitri Medvedev. "M. Pavlovski pourrait vous rencontrer dans 40 minutes."

Son grand bureau du Fonds de la politique efficace, qu'il dirige, est aussi désordonné qu'une chambre d'adolescent. Sur la table à café, l'Ordre pour services rendus à la patrie qu'il a reçu la journée même des mains du président sortant Vladimir Poutine traîne négligemment. Deux larges baies vitrées offrent une vue splendide sur le Kremlin, de l'autre côté de la rivière Moskova.

Gleb Pavlovski précise que depuis 12 ans, il ne travaille pas "dans" le Kremlin, mais "avec" le Kremlin, ce qui lui permet de conserver son "indépendance". Ça ne veut pas dire pour autant qu'il soit prêt à livrer tous les secrets de la "kremlinologie" sur un plateau d'argent. En l'écoutant, il faut savoir lire entre les lignes.

Le politologue assure que Dmitri Medvedev ne sera pas un président "décoratif" face au "leader national" Poutine, contrairement à ce que plusieurs analystes prédisent.

Medvedev face à Poutine


" (Poutine) aurait pu choisir une personne moins indépendante, un fonctionnaire plus servile. (...) Mais il ne peut pas simplement donner des ordres à Medvedev. C'est son vieil ami et c'est un homme indépendant."

Le désormais premier ministre Poutine a "probablement" jonglé avec l'idée de mettre un pantin à la présidence pour conserver le pouvoir, estime Gleb Pavlovski. Mais il "croit" que l'expérience ukrainienne, où le passage à une présidence affaiblie après la révolution orange fin 2004 a paralysé le jeu politique, l'en a dissuadé.

Pour conserver le pouvoir tout en respectant la Constitution, qui limite les présidents à deux mandats successifs, Poutine a trouvé une solution novatrice. Il a réparti le pouvoir en deux centres au lieu d'un seul. La Maison-Blanche, siège du gouvernement, et le Kremlin, celui de l'administration présidentielle. Un système tout nouveau pour un pays habitué à être dirigé depuis des siècles par un seul homme tout puissant.

Dans cette nouvelle distribution des rôles, le président Medvedev aura "la possibilité de créer son propre leadership" face à celui de Poutine, assure l'intime des deux hommes. Gleb Pavlovski ne nie pas que les membres de l'entourage du président sortant se soient livrés à une bataille d'influence en coulisse dans les mois qui ont précédé la nomination de Medvedev comme dauphin de Poutine. "Évidemment, différents groupes de l'appareil avaient des ambitions."

Était-ce donc une guerre entre "libéraux", alliés à Medvedev, et "silovikis", liés aux services de sécurité, comme plusieurs "kremlinologues" le prétendaient? Une "image mythologique", répond évasivement M. Pavlovski.

Une démocratie, la Russie?


Il réfute en bloc les allégations de ses collègues politologues qui croient que Poutine et son entourage se sont enrichis personnellement durant sa présidence. Selon lui, le président sortant est plus ambitieux que cupide. "Sa motivation est de former un État qui ne s'effondrera pas pour une troisième fois."

La Russie est-elle une démocratie? "Plus qu'il y a six mois", dit l'ancien dissident soviétique, qui a connu la prison et l'exil sous Leonid Brejnev. Oui, Medvedev était plus le choix personnel de Poutine que celui du peuple, mais "il est impossible d'imposer à la population une personne dont elle ne veut pas".

Même avec une télé contrôlée comme l'est celle en Russie? Le Kremlin ne contrôle pas directement les chaînes nationales, précise-t-il. La censure est interne. Il existerait ainsi un pacte tacite selon lequel les dirigeants des chaînes promettent de ne pas s'attaquer au pouvoir s'il empêche la formation d'autres chaînes concurrentes qui viendraient gruger le marché publicitaire.

Le conseiller présidentiel reconnaît qu'il y a en Russie "une possibilité limitée de faire de la propagande hostile au gouvernement. À la place (de l'opposition), j'aurais depuis longtemps défait ce système, mais ils sont stupides", dit-il à l'endroit notamment de l'ancien champion d'échecs Garry Kasparov, devenu opposant.

Alors, comment défaire ce système? "Vous savez, je ne leur donnerai pas de conseils!" Gleb Pavlovski n'en dira pas plus.

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