Pour le vieux à barbe blanche et en habit, au pied fringant de jeunesse sur sa mobylette;
Pour la bouchère qui tranche sa viande à même un énorme billot de bois;
Pour les fromages suspendus dans le minuscule local de la fromagère, et l’odeur qui s’en dégage en passant;
Pour l’égalitarisme aviaire du marché central, où les pigeons sont à vendre au même titre que les poules;
Pour ces vendeurs de légumes qui demandent à être photographiés devant leur étalage et cette vieille qui m’engueule en me soupçonnant d’être un espion, mais qui après explications me dit que je suis quelqu’un de bien et tient absolument à ce que je me rappelle du nom de sa ville de naissance (que j’ai oublié);
Pour cette rumeur de mon existence qui fait le tour du marché en une minute;
Pour le vendeur de pain à dent unique et son kiosque vitré aux étalages vides du côté droit, mais pleins du côté gauche, en plein milieu du trottoir au croisement de deux rues;
Pour les autobus publics jaunes anachroniques aux bombonnes de gaz rouge sur le toit;
Pour la boutique d’engrais de la rue principale qui sent le poison;
Pour la dame qui paie le voyage en mini-van à un «soldat» de pas plus de 14 ans lorsqu’il lui répond que sa division ne le paie pas pour lui;
Pour les vendeuses de pâtisseries qui déambulent avec leur plateau sur la rue principale;
Pour les chauffeurs de taxi qui attendent, attendent, parlent et partent;
Pour le parc automobile de la ville qui date majoritairement d’avant le premier choc pétrolier;
Pour tous ces minicommerces aux larges portes métalliques blanches avec chacun leur fonction, leur odeur, leur histoire, leur quotidien, leur vendeur unique, leur arménité;
Pour les prêtres en soutane noire qui font silencieusement les cent pas dans les allées du jardin de la cathédrale, les mains croisées derrière le dos;
Pour tous ces dépanneurs qui présentent en vitrine des dizaines de dizaines de sortes de vodka, donnant une idée de la vie après le travail;
En dépit de tous ces touristes européens, et de moi aussi peut-être, qui brisent l’atmosphère serein de la messe à la Mayr Tatchar avec leur (notre) égoïsme;
En dépit de tous ces touristes, encore une fois, qui cherchent la bonne photo en regardant le vide alors que les vieilles babouchkas fidèles, accoudées en première rangée sur le garde en marbre depuis deux heures avant la messe (je les ai vues), attendent que les chants incantatifs de la chorale et leurs prières ressuscitent le Christ pour leur apaiser cette vie dure;
Pour l’attardé mental au regard évadé qui rôde dans la cathédrale en boitant, les mains dans le dos, sans lourdeur de vivre, souriant aux jolies choristes;
Pour la rue principale et l’ensemble de son oeuvre, sa typicité de la vie communautaire arménienne;
Pour tous ces gens qui n’ont rien d’autre à faire que de me regarder longuement déambuler en me scrutant de la tête aux pieds;
Pour tout cela, toutes ces quotidiennetés qu’on ne remarque que la première fois qu’on foule une nouvelle terre, j’ai aimé mon dimanche à Etchmiadzin.
1 commentaire:
Salut Fred,
excellente chronique. J'ai adoré.
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