Article publié dans le journal La Presse, le 11 juin 2008.
Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale
Moscou
Ils gagnent des salaires astronomiques auxquels leurs parents soviétiques n'auraient jamais pu rêver. Dans la Russie capitaliste, où le taux d'inflation frôle les 14%, les jeunes professionnels profitent à fond de la vie, sans trop penser au lendemain.
La rencontre a lieu dans la cafétéria de l'un des chic gratte-ciel du tout nouveau quartier d'affaires de Moscou, Moskva city. Roman, Diliara et Evguenia n'ont pas 30 ans et le salaire de chacun de ces juristes employés par une firme internationale atteint déjà près d'un demi-million de dollars par année.
"Je ne vis pas d'une façon qui fait qu'il me reste de l'argent à la fin du mois", reconnaît d'entrée de jeu Roman, 27 ans. Vacances de plongée sous-marine à Tahiti, ski dans les Alpes françaises, détente sur les plages cubaines, il ne se prive de rien.
Son dernier achat, un VTT à 60 000$. L'hypothèque sur son appartement, qu'il prévoit avoir remboursé dans 20 ans, attendra.
"Le rouble perd continuellement de la valeur, alors ça ne sert à rien d'économiser", justifie Roman, qui n'est sur le marché du travail que depuis six ans. "Quand j'ai commencé à travailler, je croyais qu'à cet âge, je serais déjà millionnaire!" ajoute-t-il, un peu déçu.
Boom pétrolier
Après le crash financier de 1998 et la dévaluation du rouble, la majorité des Russes ont perdu toutes leurs économies. Impossible donc pour ces jeunes de compter sur le patrimoine familial pour se bâtir un capital. "Aujourd'hui, tout le monde part de zéro", souligne Evguenia.
Le boom pétrolier de la dernière décennie a enrichi de manière exponentielle la capitale du deuxième pays exportateur d'or noir de la planète, tout en l'ouvrant aux produits et loisirs européens.
"Nous sommes arrivés sur le marché du travail à une époque où il y avait plein de nouvelles possibilités. Alors on veut tout essayer", explique Diliara, 29 ans.
Cette mère de famille monoparentale ne cache pas son goût pour la dépense. Elle s'est d'ailleurs récemment acheté un sac à main de 2000$. "Mais ce n'est pas pour le statut, jure-t-elle, c'est tout simplement parce qu'il était beau!"
"Les Russes aiment beaucoup être tape-à-l'oeil, poursuit sa collègue Evguenia. Ils montrent leur statut par leurs avoirs. Mais moi, je ne porte pas attention à cela." La jeune femme est vêtue d'une modeste robe bleu-gris, qui contraste avec les accoutrements excentriques achetés au fort prix par d'autres jeunes professionnelles de son âge.
En Russie, où tout produit européen est vu comme un gage de qualité et de prestige, les firmes étrangères en profitent. "Si tu vas chez Armani à Moscou, tu ne retrouveras que les modèles haut de gamme, pas ceux pour la classe moyenne" déplore Evguenia, qui préfère ainsi aller faire ses emplettes directement à Paris ou à Milan. "Et puisqu'il y a une demande, ils peuvent vendre deux fois le prix."
Jeep de luxe
Evguenia, qui a fait une partie de ses études à l'étranger, croit que le goût des Russes pour l'ostentation vient d'un manque de confiance en eux. "On essaie de se prouver avec des attributs extérieurs, analyse-t-elle. Quand tu as une grosse voiture, tu n'as pas besoin de montrer tes qualités personnelles pour avoir l'air cool."
Selon la sociologue Natalia Tikhonova, le mode de vie de ces jeunes Russes est loin d'être immature. "C'est un comportement économique rationnel et justifié", dit la spécialiste. "En principe, la classe moyenne devrait être celle qui économise. Mais dans nos conditions, ce ne serait pas une stratégie rationnelle."
Malgré la relative stabilité atteinte après huit années de présidence de Vladimir Poutine, l'économie russe est encore très dépendante des fluctuations des ressources naturelles sur les marchés mondiaux. Les Russes hésitent encore à spéculer à la Bourse et ils ont peu d'expérience dans l'investissement privé, note Natalia Tikhonova. "La jeune génération se dit qu'elle doit vivre aujourd'hui, parce qu'il est impossible de prédire ce qu'il y aura demain."
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