Article publié dans les journaux La Croix (6 janvier) et La Presse (version différente, 17 mars)
Bayram-Ali (Turkménistan)
Le président turkmène Saparmourad Niazov était connu comme l'un des dictateurs les plus durs et excentriques de la planète. Mais deux ans après sa mort subite, le 21 décembre 2006, bien peu de choses ont changé dans le pays et les Turkmènes regrettent encore leur oppresseur bien-aimé.
Maksad (1), 23 ans, fait visiter la petite maison qu'il habite avec sa grand-mère et la famille de sa tante, à quelques jets de pierre de Merv, cité antique qui fut un temps l'un des grands centres de l'islam avant le passage des troupes de Gengis Khan. « Nous vivons modestement », s'excuse-t-il presque, en baissant les yeux.
Dans la cour, le four à pain en terre cuite brûle jour et nuit le gaz que fournit gratuitement l'État turkmène. L'oncle boulanger de Maksad ne l'éteint jamais. Le jeune homme esquisse un sourire de fierté. « Nous sommes un pays riche. Nous avons de grandes réserves d'eau, de gaz et de pétrole ! »
Malgré cette abondance, Maksad n'a jamais pu trouver d'emploi sur sa terre natale. Comme plusieurs de ses compatriotes, il a dû partir vers l'eldorado russe pour ramener un salaire décent à la maison. Il n'est rentré au pays que récemment, expulsé de Russie après plus d'un an et demi de travail clandestin sur les chantiers de construction de Saratov. Il lui tarde déjà de repartir vers d'autres cieux, même s'il assure être un « patriote ». Son rêve le plus fou serait de s'envoler pour l'Inde et de devenir acteur à Bollywood.
Maksad ne semble toutefois pas relever le paradoxe entre la richesse de son pays et ses propres difficultés. Il faut dire que rien dans son environnement ne l'a jamais incité à développer son sens critique.
Il est né en 1985, l'année où le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev a nommé un certain Saparmourad Niazov premier secrétaire du Parti communiste du Turkménistan, se fiant à sa réputation de fonctionnaire servile et obéissant pour qu'il mène à bien ses réformes libérales.
Dès la chute de l'URSS, le chef du nouvel État indépendant turkmène s'empresse de refermer les bribes de liberté apportées par la glasnost et d'instaurer un culte de sa personnalité frôlant souvent le loufoque. Il s'est notamment autoproclamé Turkmenbachi (« père de tous les Turkmènes ») et président « à vie », a interdit l'opéra et le ballet et donné aux mois de l'année son nom, celui de sa mère et de héros oubliés de la nation.
Son Ruhnama - « livre de l'âme » -, aux fortes tendances révisionnistes et glorificatrices de sa propre histoire, était une lecture obligatoire dans les écoles et les administrations publiques jusqu'à tout récemment. Il demeure encore un ouvrage de référence. Écolier, Maksad a lu le Ruhnama, même s'il n'en a rien retenu de précis.
« Quand le président est mort, moi aussi j'ai pleuré, confie-t-il visiblement sincère. C'était un grand homme. Il a tellement fait pour notre pays. Il nous a donné notre indépendance et a adopté la politique de neutralité sur la scène internationale. »
La vie a-t-elle changé depuis l'arrivée au pouvoir du successeur du Turkmenbachi, l'ancien ministre de la santé Gourbangouly Berdymoukhamedov ? Maksad offre cette réponse paradoxale entendue chez plusieurs Turkmènes. « Non, c'est même mieux. » Il cite à titre d'amélioration la plus grande facilité de quitter le pays pour aller travailler. « Maintenant, les pensions sont versées aux retraités », ajoute-t-il.
Sa grand-mère, Madina, a la mémoire plus longue. L'énergique veuve septuagénaire, mère de dix enfants, ne reçoit que 25 € de l'État chaque mois. « Nous vivons dans la pauvreté ! s'emporte-t-elle. C'était cent fois mieux sous l'URSS ! »
Pour elle, l'arrivée d'un nouveau président n'a pas changé grand-chose. Elle n'a pas pu régler son grand drame personnel : depuis l'éclatement de l'Empire soviétique, elle n'a jamais pu retourner voir sa famille dans sa Boukhara natale, ville d'Ouzbékistan, à 250 km de là. « Mes proches meurent et je ne peux pas aller aux enterrements. Je reste ici à regarder mes larmes couler. »
Dans la capitale, Achkhabad, le changement a peu modifié le paysage, si ce n'est le visage sur les portraits présidentiels géants accrochés aux quatre coins de la ville. Et encore, la ressemblance physique entre l'ancien et le nouveau chef de l'État est déroutante... Les grues du groupe Bouygues - constructeur d'une bonne partie des monuments extravagants à la gloire du Turkmenbachi - sont en activité sur de nouveaux chantiers, sous les regards nonchalants des policiers postés à chaque intersection du centre-ville.
Les centaines de statues dorées du leader défunt trônent toujours un peu partout, même si le président Berdymoukhamedov a promis de déplacer du centre vers la périphérie la Tour de la neutralité, ornée en son sommet par un Turkmenbachi en or qui pivote en suivant la rotation du soleil.
Dans son atelier de couture, Ogouljamal est loin de se plaindre de sa qualité de vie. « Lorsque je regarde la télévision, je vois que dans d'autres pays, il y a des fusillades, des batailles, que tout est cher. Mais chez nous, tout est accessible. » La télévision, qu'elle regarde « peu, parce que, honnêtement, nous travaillons tout le temps », est son seul moyen de comparaison avec le monde extérieur, via les chaînes satellitaires russes.
Il n'existe que quatre cafés Internet à Achkhabad et peu de connexions privées. La littérature et les journaux étrangers, même russes, sont pratiquement introuvables dans le pays.
Ogouljamal assure qu'il existe bel et bien une liberté de parole au Turkménistan. Elle n'a toutefois jamais ressenti le besoin d'en tester les limites. « Pourquoi dirais-je quelque chose de mal contre le président si je ne trouve rien à redire contre sa politique ? »
(1) Pour des raisons de sécurité, les noms ont été modifiés.
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