Article paru dans La Presse le jeudi 16 avril 2009.
KHIMKI, Russie - En Russie, s'opposer peut tuer. Notre collaborateur s'est rendu à Khimki, en banlieue de Moscou, où journalistes et opposants affrontent une administration municipale formée sur les champs de bataille afghans.
Ce qui frappe en arrivant à Khimki, ce sont les poussettes. Partout, des mères promènent leurs poupons dans les rues de cette paisible ville-dortoir de 180 000 habitants. Paisible, Khimki? Pour les familles, oui. Pour les opposants au pouvoir local, pas du tout.
Lorsque Evguenia Tchirikova et son mari ont choisi de quitter Moscou pour Khimki il y a 10 ans, c'était pour fonder leur famille près d'une gigantesque forêt protégée de 1000 hectares. Pas pour se battre contre les intérêts commerciaux des anciens combattants de l'invasion soviétique d'Afghanistan qui dirigent la ville.
"Il y a deux ans, nous nous promenions avec mon mari dans la forêt lorsque nous avons remarqué des rubans rouges sur les arbres, raconte l'énergique ingénieure-conseil de 32 ans dans son petit appartement soviétique. En revenant à la maison, nous avons cherché sur l'internet et avons découvert avec stupeur la décision du maire de permettre à l'autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg de passer en plein centre de la forêt!"
La décision prise en catimini par le gouverneur de la région de Moscou, Boris Gromov, et le maire de Khimki, Vladimir Streltchenko, respectivement général en chef et officier-cadre durant l'intervention militaire soviétique en Afghanistan (1979-1989), était passée inaperçue.
Selon Mme Tchirikova, les intentions de l'administration sont claires: "Les fonctionnaires utilisent l'autoroute comme prétexte pour pouvoir ensuite vendre des terrains autour pour la construction de complexes commerciaux."
À partir de ce moment, la mère de famille jusque-là "apolitique" est partie en guerre, fondant le Mouvement pour la défense de la forêt de Khimki. Mais elle avait oublié qu'elle affronterait des combattants professionnels. "Ils utilisent la méthode du tank. En tant que militaires, ils pensent que seuls les froussards font des concessions."
La méthode du tank? En novembre dernier, Mikhaïl Beketov, rédacteur en chef du journal Khimkinskaya Pravda (La vérité de Khimki) et opposant farouche au maire Streltchenko, y a goûté. Il a été retrouvé par une voisine près de sa maison, baignant dans son sang depuis plusieurs heures.
Le journaliste a survécu mais a dû être amputé d'une jambe et de plusieurs doigts gelés. Durant les mois précédents, sa voiture avait explosé devant sa maison et son chien avait été abattu.
Mikhaïl Beketov est toujours à l'hôpital, conscient, mais incapable de parler. Il est sous surveillance policière, après que les responsables du crime eurent informé ses proches qu'ils pourraient revenir "terminer le boulot".
"Nous savions que ça se terminerait mal pour lui. Il était sans compromis, dit Anatoli Iourov, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Accord civil, de Khimki. Deux jours avant l'attaque, Mikhaïl nous avait tous prévenus qu'il avait reçu un appel l'informant qu'on avait commandé son exécution."
Traumatisme crânien
Selon M. Iourov, les commanditaires et les exécutants de l'attaque sont liés à l'administration municipale et sont connus de tous. "Ils font ce qu'ils veulent, puisqu'ils contrôlent la justice de toute façon."
Anatoli Iourov en sait quelque chose. En février 2008, il a été poignardé à une dizaine de reprises à la sortie de son bureau. Il avait déjà été assailli à deux autres reprises par le passé dans des circonstances similaires. Depuis, l'homme d'affaires de 59 ans, qui dit pratiquer le journalisme incisif d'opposition comme "hobby", se promène flanqué de deux gardes du corps.
"Bien sûr que nous avons peur. Mais à Khimki, le billet d'entrée en journalisme, c'est un traumatisme crânien!" lance M. Iourov. Plusieurs autres journalistes à Khimki ont été passés à tabac depuis l'arrivée au pouvoir du maire Streltchenko. Personne n'a été jugé ni même arrêté pour ces attaques.
Evguenia Tchirikova, elle, n'a pas encore été intimidée. "Je crois que pendant longtemps, ils ne m'ont pas prise au sérieux parce que j'étais une femme. Ils ont cette mentalité militaire."
Lorsqu'elle s'est présentée à la mairie en mars dernier, l'administration a toutefois commencé à s'inquiéter. Vladimir Streltchenko a été réélu, mais Mme Tchirikova a tout de même obtenu une victoire. Durant la campagne, le maire a retiré sa décision concernant le trajet de l'autoroute. Mme Tchirikova croit toutefois qu'il reviendra bientôt à son choix initial, maintenant l'élection passée.
Le bureau du maire Streltchenko a refusé la demande d'entrevue de La Presse. "M. Streltchenko ne commente ni les attaques contre les journalistes, ni le dossier de la forêt de Khimki ou les allégations de falsifications électorales, qui ont d'ailleurs été rejetées par la cour", a répondu sèchement au téléphone une responsable des relations avec les médias de la mairie.
"Ils ne comprennent pas que même s'ils essaient de se débarrasser de nous un par un, c'est inutile, poursuit Evguenia Tchirikova. Des bonnes femmes comme moi, il y en a plein."
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