lundi 9 juillet 2007

L'homme qui n'existe plus


Varsovie (Pologne) - Il est cet être inutile. Inutilisable. Socialement nuisible. Mais il est cet être, cet humain qui respire comme les autres - quoique difficilement - et possède les mêmes droits. Il est cet humain, ou ce qu'il en reste.

Ca aurait pu être à beaucoup d'endroits de cette ville ou d'une autre sur la Terre, mais c'est à la gare centrale de Varsovie.

Il pleut. Comme des dizaines d'autres sans-abri, il a trouvé refuge dans l'un des seuls endroits de la ville où les policiers et les commerçants ne peuvent vraiment le chasser.
Il a peut-être un certain âge, difficile à dire. Mais il a certainement un âge, parce que même les plus démunis en possède un.

Il pue. Il écoeure la normalité, même la plus sensible à son sort. Il pue à des mètres à la ronde. On souhaiterait qu'il n'existe pas, ou du moins pas à côté de nous. On s'en veut de penser cela, de souhaiter la non existence de ce malgré tout humain, mais c'est plus fort que nous. Cette odeur est plus forte que notre tolérance.

En fait, on se demande s'il existe, si son état s'appelle encore existence, s'il est conscient de son sort. On n'arrive même pas à le plaindre puisqu'on se dit qu'il ne se plaint peut-être même plus lui-même.
Il marche en se traînant lentement, douloureusement, les pieds, avec ce qu'il lui reste de réflexes de survie. Zombie. La tête baissée, le regard absent, les mains et le visage rougis par l'alcoolisme quotidien, le froid des nuits et des hivers varsoviens.

On s'étonne que le corps puisse résister ainsi, aussi longtemps, à l'autodestruction et à ce milieu qu'on laisse nous détruire à grands et petits feux.

Il finit par s'asseoir. Il a le dos courbé et le regard nulle part. Il est concentré à respirer, à haleter. On se demande s'il trouve la vie lourde. On se demande s'il trouve encore la vie. On ne peut s'imaginer qu'il imagine une issue autre que la fin de la vie.

On voudrait tellement se cacher dans l'idée illusoire qu'il pourra "s'en sortir" et vivre, mais la réalité est trop forte. Il est pourri par la vie, à en mourir vivant.

Vraiment, on s'en veut de penser ainsi, de ne plus laisser de chance à l'espoir.

Quelqu'un a déjà cherché à s'occuper de lui. La dernière fois, c'était il y a environ un mois, à en juger par sa coupe de cheveux et la longueur de sa barbe. On a voulu lui redonner une dignité, une apparence socialement normale, mais il était déjà trop tard. Le bon samaritain n'avait probablement lui-même plus vraiment d'espoir, mais il ne pouvait accepter de laisser un de ces semblables ne plus lui ressembler, dériver de l'humanité.

Soudain, cette pensée nous traverse l'esprit. Cet homme devant nous, ou ce qu'il en reste aujourd'hui, a déjà été entièrement humain. Il a déjà joui pleinement des avantages impressionnants que possède ce bipède pensant sur les autres êtres vivants.

On l'imagine jouer dans les rues de son enfance. On l'imagine rire, sourire, pleurer, parler, crier, travailler, donner, recevoir, souffrir. Aimer.

Il a été heureux, il a été malheureux. Il a senti, ressenti. Aujourd'hui, des circonstances qu'on ne connaît pas l'ont rendu homme dépourvu d'existence. Ou presque.

On s'en veut de penser ainsi. Vraiment.

En 2002, selon l'Agence gouvernementale des problèmes reliés à l'alcool, trois millions de Polonais abusaient de l'alcool, alors que 800 000 en étaient dépendants et auraient eu besoin de traitements.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Lui as-tu parlé ?

Bisou de Paris,

Fredotchka a dit...

Je ne parle pas vraiment polonais malheureusement... Je ne sais pas si je l'aurais fait. Je l'ai seulement vu gromeler quelque chose à un autre sans-abri. Tout cela est basé sur une impression. Peut-être que je me trompe...
Bisou de Varsovie