Différentes versions de cet article sont parues dans les journaux La Presse, Le Soir et La Croix en décembre 2009/janvier 2010.
Vladivostok, Russie - Vingt milliards de dollars d'investissements pour un sommet de trois jours. En 2012, lorsque le premier ministre du Canada et ses 20 homologues de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) se réuniront à Vladivostok, une île quasi déserte située tout près aura changé de visage pour les accueillir. Au prix de grands efforts de milliers d'ouvriers, pour plusieurs illégaux et exploités.
Le traversier bondé de travailleurs migrants et de quelques Russes accoste près du nouveau quai bétonné de l'île Roussky. «Il y a encore six mois, ces berges étaient sauvages», fait remarquer Aleksander Rybin, un journaliste local qui connaît bien l'île de près de 100 km2.
Lorsqu’il y a campé durant un mois à l’été 2008, l’île Roussky était encore cet endroit paisible où l’on pêchait les fruits de mer à mains nus. Aujourd’hui, elle grouille de partout et change de visage quotidiennement.
C’est que la Russie a décidé d’en mettre plein la vue à ses hôtes. Pas même question de risquer qu’ils se mouillent en se rendant sur l’île pour discuter de coopération économique. D’ici le sommet, un pont à haubans de près de deux kilomètres reliera l’île, qui ne compte pas plus de 5 000 habitants, à Vladivostok et ses 500 000 âmes. Les premiers pylônes de ciment ont déjà été coulés d’un côté et de l’autre du détroit de Bosphore oriental.
«Avant, la plupart des quelques voitures de l'île se promenaient sans plaque d'immatriculation, puisqu'il n'y avait pas de policiers!» se rappelle Aleksander Rybin. Aujourd'hui, camions et bétonnières roulent bruyamment par dizaines vers la baie Aïaks, site de la future Université fédérale d'Extrême-Orient, qui réunira deux institutions existantes de Vladivostok.
Ce complexe universitaire comprendra 22 des 54 constructions prévues pour le sommet. Aussi dans les plans: un centre des congrès, des hôtels, une piste d'atterrissage pour hélicoptères, un aquarium et bien d'autres.
Travailleurs exploités
Les quelque 2000 travailleurs de l'île - ils seront près de 4000 en mars - sont toutefois loin de goûter à la sécurité et au confort auxquels auront droit les leaders de l'Asie-Pacifique durant leurs trois jours de discussion.
Plusieurs ouvriers se promènent sans casque sur les chantiers de construction. Les baraques dans lesquelles ils habitent n'ont pas d'eau chaude. Lorsqu’un haut-placé du gouvernement russe vient constater l’avancement des travaux, les travailleurs n’ont pas le droit de mettre le nez dehors.
Mais ce qui enrage avant tout Micha, ce sont les arriérés de salaire. Originaire du Kirghizistan, l'homme dans la trentaine avancée travaille depuis 12 ans sur des chantiers de construction en Russie. Il partage ainsi le sort de centaines de milliers de ressortissants des pauvres républiques ex-soviétiques d'Asie centrale.
Jusqu'ici, il avait eu plus de chance que d'autres. Aucun de ses patrons ne l'avait jamais escroqué. Mais cette fois, il croit être tombé dans le panneau. En trois mois dans l'île Roussky, il n'a reçu qu'un maigre salaire de 1500 roubles (53$). On lui en avait promis 25 000 (880$) par mois. «On nous nourrit de lendemains. Chaque fois que nous demandons quand ils nous payeront, ils répondent: «Demain!»» grogne Micha, rencontré par hasard à la sortie d'un petit dépanneur. Le Kirghize indique qu'ils sont une cinquantaine dans son équipe de travail dans la même situation que lui.
Notre conversation est interrompue par les occupants d’un luxueux véhicule utilitaire sport. Ils nous demandent de quitter le site de construction. Nous restons, le véhicule s’éloigne.
Micha a momentanément peur des représailles. Il s’agissait de ses patrons. «Des Arméniens», précise-t-il. Mais il continue tout de même à raconter son histoire. C’est qu’il n’en peut plus. Depuis quelques semaines, il souffre d’une inflammation des reins. Et pas moyen d’aller se faire soigner en ville, puisque ses patrons ont confisqué son passeport. «Dès que j’obtiens mon salaire, je m’en vais chez moi», se promet Micha.
Son habit de travail est marqué de l’insigne de Crocus International, une grande compagnie moscovite, principal entrepreneur sur l’île Roussky. Il est toutefois employé par Evrostroï, l’un des nombreux sous-contractants de Crocus. Selon Micha, c’est justement ce schéma complexe de compagnies impliquées dans les travaux qui permet aux firmes d’arnaquer leurs employés.
Plus loin, sur une route poussiéreuse, Babour, Ouzbek d'à peine 20 ans, raconte une histoire similaire. Un premier salaire complet lui a bien été versé pour sa première quinzaine de travail, mais ensuite, les paiements n'ont été que partiels.
De plus, lorsqu'il se rend à Vladivostok pour envoyer de l'argent à sa famille, il est constamment contrôlé par les policiers. Faute d'être en règle, il doit verser des pots-de-vin. «Parfois c'est 200 roubles, parfois 100, ça dépend. Et si tu n'as pas d'argent, alors tu ne donnes rien. Ils te fouillent et tu peux partir.»
Contactée à plusieurs reprises, Crocus International n’a toujours pas répondu à nos demandes d’éclaircissement à propos de ses activités sur l’île Roussky.
Développement à tout prix
Qu'ils soient pour ou contre le programme fédéral «Développement de Vladivostok en tant que centre international de coopération de l'Asie-Pacifique» qui transforme leur île, les habitants de Roussky ne peuvent y être indifférents.
Quelques jours après notre visite, Nina Ivanovna allait quitter son appartement après y avoir habité 33 ans. Les démarches des insulaires expropriés pour obtenir juste compensation ont été fastidieuses, mais ils ont finalement réussi à s'entendre avec les autorités, explique la retraitée, qui déménagera dans un autre village de l'île. La majorité des expropriés a plutôt choisi l'exil vers la ville.
Malgré tous ces chambardements et le bruit quotidien, Nina voit d'un oeil «positif» les constructions. D'autant plus que ses deux fils ont pu trouver du travail sur les chantiers. «C'est bien sûr un peu dommage qu'ils coupent autant d'arbres. Mais l'Extrême-Orient doit se développer», plaide cette veuve de militaire à propos de sa région, longtemps délaissée par Moscou.
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