Interview publiée le 10 septembre dans La Presse
Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale
MOSCOU - Un mois jour pour jour après le déclenchement des hostilités en Ossétie-du-Sud, le président russe Dmitri Medvedev vient de s'engager à retirer prochainement toutes ses troupes de Géorgie. D'un coup la tension entre l'Occident et la Russie est redescendue d'un cran. Il reste que les événements des dernières semaines ont été un tournant sur l'échiquier mondial, explique Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue La Russie dans la politique mondiale, référence russe en matière de relations internationales. La Russie est de retour. Et elle exige qu'on respecte ses intérêts à titre de grande puissance, a-t-il expliqué à La Presse.
Q: La Russie veut-elle d'une nouvelle guerre froide?
R: Je crois qu'une nouvelle guerre froide est impossible. Tout simplement parce que le monde d'aujourd'hui est complètement différent. Comment peut-on avoir une nouvelle guerre froide lorsque le quart du Fonds de stabilisation de la Russie est investi dans des obligations d'épargne américaines? L'Union européenne est le premier partenaire économique de la Russie, alors que celle-ci est le troisième partenaire de l'UE. C'est une tout autre situation. Il est possible, même probable qu'il y ait un conflit. Mais contrairement aux années de la guerre froide, alors que la confrontation des deux blocs était en soi la politique mondiale, cette fois, la majeure partie de la planète restera à l'extérieur de ce conflit et l'observera en essayant d'en tirer des avantages.
Q: À quoi cette confrontation peut-elle mener?
R: Il n'y aura pas de conflit "chaud". Mais on remarque un changement majeur d'approche: d'un point de vue russe, les États-Unis ne sont plus les principaux dirigeants de la politique mondiale. Au cours des 20 dernières années, les politiques en Russie pouvaient être anti ou pro-occidentales, mais étaient toujours établies en fonction de l'Occident. Maintenant, j'ai l'impression que la situation va changer. (Le premier ministre Vladimir) Poutine ne cherchera peut-être plus avec autant de passion à convaincre l'Occident de ses intentions. Il en est certainement arrivé à la conclusion que de toute façon, personne ne l'écoute là-bas et il n'a donc plus à porter une attention particulière à ce qu'ils disent.
Q: Pourquoi la Russie estime-t-elle désormais qu'elle peut se comporter de façon plus indépendante face à l'Occident?
R: Pourquoi ne le pourrait-elle pas? L'UE n'a pas vraiment le choix de s'approvisionner en gaz et en pétrole russes. La Russie, elle, adoptera de plus en plus une politique de diversification: l'Occident comme partenaire, certes, mais aussi la Chine, les pays d'ex-URSS et d'autres. Bref, il n'y aura plus de fixation sur l'Occident.
Q: En quoi ce changement est-il lié à la guerre en Géorgie?
R: Ça se préparait depuis longtemps. C'est le résultat d'un long processus et d'une déception envers l'Occident. La guerre en Géorgie a été le point de rupture. Il y a une perception complètement paradoxale (des événements) en Russie et à l'extérieur de la Russie. Ici, non seulement les politiciens, mais aussi une partie importante de la population croit que la Russie n'avait pas le choix de s'impliquer dans le conflit, et que c'était absolument justifié de le faire sur les plans politique, moral et légal. Ce n'est pas une position propagandiste, mais une position franche. Et le fait que l'Occident ait appuyé sans réserve (le président géorgien Mikheïl) Saakachvili, d'un point de vue russe, c'est absolument incompréhensible et inacceptable. À mon avis, c'est ce qui a servi de catalyseur puissant à un sentiment qui grandissait depuis longtemps.
Q: Croyez-vous qu'il existe toujours une mentalité impérialiste en Russie?
R: Il y a une mentalité impérialiste dans tous les anciens empires. Et il est très difficile de la vaincre. Mais l'important ici, ce n'est pas tant cela que la recherche d'une nouvelle identité et la tentative de comprendre ce qu'est la Russie contemporaine et quels sont ses intérêts. Et on se rend compte que son intérêt principal est la défense de sa sphère d'influence. Non pas à titre d'ancien empire, mais parce que dans un monde multipolaire, il y a un certain nombre de pôles d'attraction qui influencent la situation dans le monde. Pour devenir un pôle d'attraction, il faut avoir une zone où cette influence peut s'exercer. Ce n'est pas tout à fait une approche impérialiste, mais plutôt celle d'une grande puissance obligée d'augmenter sa force pour s'assurer autour d'elle quelques zones d'intérêts.
Q: La Russie peut-elle y arriver?
R: Je ne sais pas. Je crois que les États-Unis vont tout faire pour l'empêcher. La visite du vice-président américain Dick Cheney en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Ukraine est le premier signal que les États-Unis n'ont pas l'intention d'abandonner leurs intérêts dans la région postsoviétique.
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