Article paru dans le journal La Presse le 19 avril 2008 sous le titre «Peur et paix». En voici une version un peu plus longue, avec quelques notes historiques.
Frédérick Lavoie
Collaboration spéciale
Grozny, Tchétchénie
Ravagée par deux guerres sanglantes entre 1994 et 2000, la Tchétchénie commence à reprendre son souffle. Sous la main de fer du jeune président et ancien rebelle Ramzan Kadyrov, la capitale Grozny se reconstruit à une vitesse vertigineuse. Mais la stabilité de la petite république demeure fragile. Des combattants indépendantistes se cachent toujours dans les montagnes et des jeunes, frustrés par les injustices du pouvoir, quittent tout pour rejoindre la guérilla.
Il y a encore un an, Malika (faux nom) devaient acheter son eau à un marchand ambulant au bas de son édifice à logements. Elle devait ensuite trimballer à pied les seaux jusqu’à son appartement du huitième étage. «Quand nous avons eu l’eau courante, ce fut une vraie fête!» se rappelle la soixantenaire, qui attend sous peu l’arrivée de l’eau chaude, promise par les autorités.
L’an dernier, son édifice a subi une cure de jouvence, gracieuseté de l’État. De l’extérieur, avec son étincellante tôle beige et verte, on jurerait que l’immeuble situé sur la route de l’aéroport est flambant neuf. «Ils ont refait la facade, nous ont posé de nouvelles portes et fenêtres et un système de chauffage. Pour le reste ils ont dit "arrangez-vous!"», précise toutefois Malika, qui à ses frais répare petit à petit son appartement pratiquement entièrement détruit par les bombes.
Pour l’ancienne directrice de restaurant, réfugiée en Ingouchie voisine durant la guerre, la vie demeure beaucoup plus difficile qu’avant les conflits. «Avant nous étions riches, notre ville était belle et verte», se rappelle la dame, qui doit aujourd’hui survivre avec une retraite d’un peu plus de 100$ par mois. Son mari, resté à la maison durant la guerre pour empêcher les vols, a été assassiné en 2000 sur le même étage par les forces russes.
Le maître Kadyrov
Sur la rue de la Paix, à quelques centaines de mètres du grouillant marché de Grozny, Magomed et ses hommes construisent un petit édifice qui abritera un magasin. Lorsqu’on lui parle de Ramzan Kadyrov, le président tchétchène accusé par les défenseurs des droits de l’homme d’avoir instauré un régime «totalitaire» dans la république, Magomed lève le pouce en l’air. «Il est super. Oui, il est rude, mais ça ne peut pas être autrement! Sinon ceux qui sont assis en haut (les fonctionnaires) ne voudraient pas travailler. Il est énergique, il n’est pas paresseux. Il pourrait venir à tout moment ici et nous demander comment le chantier avance», assure Magomed, 57 ans, en remplissant d’eau une cuve à ciment.
Dans la capitale, il ne fait aucun doute que l’ancien rebelle Kadyrov, rallié à Moscou entre les deux guerres et nommé chef d’État à 30 ans l’an dernier par Vladimir Poutine, est le maître des lieux. Ses miliciens personnels, surnommés kadyrovtsy, se promènent nonchalamment dans les rues, mitraillette en bandouillère.
Ramzan, comme l’appelle simplement les Tchétchènes, a instauré un véritable culte de la personnalité de son père Akhmad, le président tué lors d’un attentat dans le stade de Grozny en 2004. Le stade entièrement rénové porte désormais son nom, tout comme la nouvelle grande mosquée, la rue principale et une chic école fraîchement bâtie, alors que d’immenses portraits de lui son accrochés un peu partout.
Malgré les tendances mégalomanes du jeune Kadyrov, même les défenseurs des droits de l’homme lui attribuent une bonne partie des réussites dans la reconstruction d’après-guerre. «Il essaie de plaire à tout le monde et il veut régler les problèmes», souligne Timour Akiev, analyste pour la réputée ONG russe Memorial. Il déplore toutefois l’absence de plan à long terme du président, qui fonctionne surtout selon ses impulsions et humeurs du moment.
Memorial avait refusé de travailler avec Kadyrov par le passé, le considérant comme un criminel de guerre. Mais lorsque le président a invité l’organisation à collaborer, ses membres ont compris que c’était une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser. «Il en allait de la sécurité de nos membres,» explique M. Akiev. «Il fait beaucoup de choses pour sa population, mais sa popularité est surtout basée sur la peur de sa personne.»
Malika confirme : «On ne peut même pas se plaindre de quoi que ce soit lorsqu’on est en transport en commun. Kadyrov a des oreilles partout».
Un équilibre fragile
Le président tchétchène Ramzan Kadyrov a beau qualifier sa république de «plus calme de toute la Russie», la réalité n’est pas encore aussi rose. Huit ans après la fin officielle des combats, la Tchétchénie demeure une «zone d’opération anti-terroriste» et les tensions restent vives entre les groupes tchétchènes loyaux au Kremlin.
Lundi dernier, la milice personnelle de Kadyrov et des soldats tchétchènes d’un bataillon du ministère de la Défense ont échangé des coups de feu pour une banale histoire de priorité de passage routier. L’incident a coûté la vie à deux militaires et a fait craindre une scission entre les groupes ralliés à Moscou, souvent d’anciens rebelles, qui restent craintifs face au pouvoir russe. Le président Kadyrov a rapidement nié toute mésentente.
Quant aux combattants indépendantistes qui ont refusé toutes les offres russes, ils n’ont pas dit leur dernier mots. Ils se réclament désormais du jihad mondial et revendiquent l’instauration d’une république islamiste non seulement en Tchétchénie, mais dans tout le Caucase. Les autorités estiment qu’il ne sont plus qu’environ 500, retranchés dans les montagnes, mais les habitants de Grozny rencontrés par La Presse étaient tous convaincus que ce nombre est fortement sous-évalué.
Le 19 mars, un commando d’une cinquantaine de boevikis («combattants», en russe) a envahi le village d’Alkhazourovo, au sud-ouest de Grozny. Ils ont tué près d’une dizaine de policiers et civils, incendié l’administration locale, avant de reprendre la fuite dans les montagnes. «On ne peut pas exclure que [des rebelles] puissent entrer à nouveau dans Grozny,» prévient ainsi Timour Akiev, analyste pour l’ONG russe Memorial.
Une bijoutière tchétchène de 40 ans, qui préfère garder l’anonymat par peur de représailles, raconte que deux jeunes hommes de sa famille ont récemment joint la guérilla. Selon elle, ils l’ont fait avant tout parce qu’ils sont des musulmans «très croyants» et pour venger leurs frères, tués par l’armée russe et des kadyrovtsy.
Timour Akiev croit que plusieurs Tchétchènes continueront à se joindre aux boevikis tant qu’ils ne pourront faire confiance aux autorités pour leur faire justice. «Actuellement, ceux en uniforme (les kadyrovtsy) font la loi comme il leur plaît. La seule façon de se venger, c’est de prendre une arme et de tuer.»
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Dix-sept ans de conflit
1991 : En novembre, un mois avant la chute de l’URSS, la Tchétchénie déclare son indépendance. Les nationalistes tchétchènes expulsent des centaines de milliers de Russes.
1994 : Le président russe Boris Eltsine envoie l’armée, sous-équipée et mal préparée, pour forcer la réintégration de la Tchétchénie à la Fédération de Russie.
1996 : Signature du traité de Khassavouirt entre le général russe Aleksander Lebed et le chef rebelle tchétchène Aslan Maskhadov. L’accord met un terme aux hostilités et assure le droit à l’autodétermination du peuple tchétchène.
1999 : Après une vague d’attentats en Russie revendiquées par le chef de guerre tchétchène islamiste Chamil Bassaïev, le nouveau premier ministre russe Vladimir Poutine envoie à nouveau les troupes russes dans la république rebelle.
2000 : Fin officielle des hostilités. Moscou installe au pouvoir le moufti Akhmad Kadyrov, ancien rebelle. Les deux guerres auront fait plus de 100 000 morts côtés russe et tchétchène et des centaines de milliers de réfugiés. Depuis lors, les combats sporadiques entre les autorités et des rebelles retranchés dans les montagnes ont progressivement diminué, tout comme les exactions et les enlèvements de civils.
Tchétchénie
Statut : République autonome, membre de la Fédération de Russie
Population : 1,2 million
Superficie : 16 100 km2
Capitale : Grozny (environ 250 000 habitants)
Langues : tchétchènes et russes
Religions : musulmane (sunnite d’obédience soufi), Église orthodoxe russe
Composition ethnique : Tchétchènes, 93%, Russes, 3,7% (avant la guerre, 30%)
Sources : La documentation française et site web du gouvernement tchétchène
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