dimanche 10 juin 2007

Vingt-quatre heures d’Est


Varsovie (Pologne) – Il faut moins de vingt-quatre heures au jeune occidental sans avenir fixe pour comprendre pourquoi la vie à l’Est est une bénédiction pour celui qui veut vivre, sur-vivre, vivre plus fort, à la recherche constante d’une instabilité aventureuse.

L’appartement où je suis parachuté est décrépit et sale. Il compte un nombre indéterminé de colocataires.

Il y a celui pour qui à 18h, c’est toujours le lendemain d’une veille trop arrosée: les yeux vitreux, la toilette fréquente.

Il y a celui qui a travaillé sans arrêt pendant une année et qui est maintenant en chômage volontaire. Il dort dans le salon depuis deux ans avec l’autre (le lendemain de veille) et tous les «de passage» comme moi et les groupes de musiques underground biélorusses et britanniques qui y atterrissent parfois.

Et il y a le gai qui en a trop enduré dans un pays catholique conservateur où certains de ses concitoyens descendent dans les rues pour dire «oui aux hommes, non aux homosexuels!», où le vice-premier ministre Roman Giertych (chef de la Ligue des familles polonaises) qualifie sa bande et lui de «sales pédérastes» et fait interdire dans les écoles toute information sur l’homosexualité.

Il en a tellement enduré qu’aujourd’hui il provoque: il se promène le bas du corps nu dans un appartement à majorité masculine hétérosexuelle. Il laisse traîner ses jouets sexuels un peu partout. Il surjoue sa différence pour être certain qu’on la remarque, pour forcer les gens à l’accepter.

Sa chambre semble être à son image. À l’extérieur, la porte est couverte de provocation: Une grande affiche où on déchiffre quelque part le mot zoophilie; des dessins de corps d’homme. Le titre découpé de la Une du dernier numéro du magazine Polityka: «Boj sie Geja» («Aie peur des gais») fait office d’avertissement. Et à l’intérieur de sa chambre, comme à l’intérieur de lui-même probablement, il y a la religion réconfortante: de grands icônes orthodoxes (car en plus de faire partie d’une minorité sexuelle, il fait aussi partie d’une minorité religieuse) accrochés partout sur les murs. Lorsque le monde lui est trop cruel, il lui reste un Dieu qui l’aime comme il est et qui punira bien plus sévèrement ceux qui le haïssent en raison de son orientation sexuelle qu’il ne le punira lui. Il doit s’en convaincre pour survivre.

Le chômeur volontaire n’avait pas averti l’homosexuel éprouvé que je devais habiter un mois avec eux. Les hostilités d’une guerre déjà ouverte depuis un moment entre les colocs recommencent. À cause de ma présence, mais pas à cause de moi. Peu importe, je suis de trop. Une goutte qui fait déborder le vase à nouveau. Je dois partir. Au nom de la paix.

La précarité d’un pays, quoique malheureuse pour ses habitants, crée des personnages exquis parce qu’extrêmes, aux histoires folles à écouter, à raconter et à vivre.

Perdition retrouvée

Les excès, d’alcool ou autre, sont naturels dans le pays où on a rien à perdre dans la perdition. Naturel, donc prémédité. Pas par réflexion, mais par réflexe. On se détruit le sang pour se construire une soirée aléatoire où il n’y a pas de tabous parce qu’il n’y a pas de schéma pré-établi de ce que devrait être le plaisir et la réussite d’une soirée. Le bien et le mal s’allient sans complexe pour qu’on arrive à nos fins.

La première bière arrive aussi sournoisement que le premier verre de vodka. On ne se pose pas de questions existentielles et on les enfile. Naturellement. La soirée se construit, notre corps se déconstruit, au fil des possibilités. Parce que rien n’est pris pour acquis et rien n’est à rejeter. On prend ce qui passe.

On commence à l’appartement. La bière. On continue dans la rue, en marchant vers un je-ne-sais-où. La vodka. Ensuite, c’est chez des amis d’amis, quand la mère de l’un est partie. Le vin aux framboises de mauvaise qualité. Puis un bar. Et encore de la bière. Puis un appartement international. Et de l’alcool lituanien. Puis un autre bar, situé dans un appartement. Il est sans doute illégal, mais il y a de la bière.

Il est quatre heures du matin. On rentre bourré d’alcool et vide de questions parce qu’il n’y a pas de questions à se poser quand on vit à fond en attrapant ce qui passe sans se demander si ça réchauffe ou si ça brûle.

Lorsqu’on finit par s’arrêter pour comprendre ce qui s’est passé (on le fait parce qu’on est habitué de tout analyser dans notre monde natal où presque tout est compréhensible et cataloguable) ce qui nous surprend le plus, c’est d’avoir trouvé l’épisode rocambolesque complètement naturel. On a vécu et on n’a pas eu à réfléchir vraiment à comment on devrait vivre. On a simplement vécu. Carpe diem.

***

Même si la Pologne semble de plus en plus se déplacer vers l’Ouest, s’organiser socialement à grand pas, se stabiliser, elle a toujours ces relents d’Est qui nous font vivre à cent mille à l’heure et nous offrent sur un plateau d’argent des incongruités, des extrêmes envoûtants ou repoussants, mais vrais et vifs.

À long terme, on sait très bien que les fils entremêlés d’une société anarchique finiraient par nous étouffer, par nous frustrer. Mais en attendant, la jeunesse a cette capacité à se faufiler à travers les maillons étroits du chaos. Et tout y devient possible. Dans le chaos, le salut.

1 commentaire:

Mathieu Arsenault a dit...

Salut mon Fred,

j'étais désolé de savoir que tu n'allais pas me rejoindre en Russie, mais également très heureux de voir que tu restes dans le monde slave où, somme toute, t'as réussi (à merveille) à recréer cette atmosphère incompréhensible, mais ô combien savoureuse de plusieurs de ces pays de l'ancienne Europe de l'Est. Les sensations y sont tellement fortes et tout y est extrême. T'as vraiment su faire ressortir ces émotions dans ton blog. Merci fredochka, je continue de te lire.

Matvei Robertovitch