mardi 12 juin 2007

Chronique d’errance #7: le temps d’une transmission de kebab

Écrite dans un café sur Nowy Swiat, à Varsovie (Pologne), le 9 juin 2007. Un peu trop précise pour une chronique d’errance, mais trop errante pour être autre chose...

Elle m’a regardé avec des yeux «Emmène-moi loin d’ici parce que j’ai encore le goût de rêver et j’ai l’espoir comme un puit sans fond». Interprétation spontanée. J’ai soutenu le regard. Juste pour voir, juste pour le comprendre en profondeur. Et elle l’a soutenu aussi.

Elle a dû me dire quelque chose comme «bon appétit» en me donnant mon kebab et un sourire.

Elle est minutieuse. Lorsqu’elle dépose la salade dans une assiette aussi jetable que sa vie, que les miennes successives, que toutes ces vies qu’on croit irremplacables mais qui le sont si facilement finalement quand on finit par les perdre ou les terminer. Chaque humain est plus fort que son monde ambiant, même s’il a peur de l’admettre. Ça fait peur d’être unique.

«Emmène-moi loin d’ici», disaient ses yeux. Je crois, du moins. Pas qu’elle n’aime pas sa vie. Elle trouve du positif dans tout, même son travail: il y aura toujours les yeux des clients pour la faire voyager dans des coeurs le temps d’une transmission de kebab; il y aura toujours cette salade à déposer avec attention pour le client qui ne s’en rendra probablement jamais pas compte mais elle s’en fout, parce que c’est à elle-même qu’elle fait plaisir en voulant faire plaisir. De toute façon, c’est mieux comme ça. Les gens ont souvent peur qu’un étranger leur fasse plaisir. Un coeur ça ne s’ouvre pas si facilement, surtout pas pour une inconnue.

Cette jeune-fille-espoir-sur-deux-pattes n’est pas seule à être unique. Et elle réussira. Sa vie, ses vies, ou autre chose. Ce qu’elle veut. Parce qu’en carburant à l’espoir – naïf-, en serrant fort dans son âme le positif des labeurs quotidiennes et même celui retranché dans un coin lumineux des grandes tragédies, elle est plus forte que la vie et ses aléas.
***

Il n’y a pas eu entre nous un mot intelligible échangé dans une lingua franca. Il n’y a pas eu d’amour, pas même de séduction. Il n’y a eu qu’un «ne lâche pas, tu n’es pas seul» réciproque, transmis par un regard interprété.

Peut-être – sûrement – ne l’a-t-elle pas interprété ainsi, ce regard. Mais je l’ai bel et bien vu grandir en bonheur à chaque miliseconde du regard où un mur de non-confiance de plus s’écroulait entre nous, ces deux inconnus remplis d’un espoir trop naïf, et nous rapprochait de l’ouverture d’âme totale.

Peut-être l’a-t-elle interprété autrement. Mais je m’en fous un peu, même si j’espère lui avoir fait du bien autant qu’elle m’en a fait. Je m’en fous, comme elle se fout qu’on ne remarque pas qu’elle dépose minutieusement la salade dans l’assiette. Elle s’en fout, même que ça l’arrange. Parce qu’elle peut ainsi donner aussi à ceux qui ont du mal à recevoir.

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