mercredi 18 avril 2007

Russie: la révolution dépendante


Ce n’est pas aussi simple que le Bien contre le Mal. Les démocrates contre les autocrates. Mais on finit souvent, dans le monde de l’information et dans nos têtes, par réduire les conflits à cette plus simple expression manichéenne. Parce que c’est plus facile à expliquer, plus facile à comprendre pour tout le monde peut-être. Et parce que ça nous rassure de savoir qu’on est du «bon bord».

Les opposants au régime de Vladimir Poutine sont descendus dans les rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg samedi et dimanche. Et ils se sont littéralement faits péter la gueule…

À Moscou, ils étaient 2 000 manifestants… contre 9 000 policiers venus des quatre coins de la Russie (afin d’éviter qu’un policier moscovite n’hésite à matraquer son voisin). Des centaines de militants anti-Poutine ont été tabassés puis arrêtés. Les journalistes qui couvraient l’événement ont aussi pu goûter à l’égalitarisme des officiers de police: on frappe tout le monde, on embarque tout le monde, peu importe ce qu’ils font sur place.

Le leader du Front civique uni, Garry Kasparov, était l’un des organisateurs principaux de ces «marches du désaccord». Ex-champion mondial d’échecs, il est la personne toute désignée pour attirer l’attention du monde entier sur le durcissement du régime poutinien. Car oui, le régime se durcit. En plus, Garry Kasparov qui a pris sa retraite des échecs précisément pour se lancer en politique, semble des plus honnêtes dans sa démarche.

Il réussit même ce que personne n’avait réussi avant lui durant les années Poutine: réunir un maximum d’opposants aux idées souvent très divergentes dans une coalition, «l’Autre Russie», dont l’objectif est de chasser du pouvoir le président et sa bande et de (r)établir la démocratie en Russie. De droite à gauche, jusqu’aux extrêmes, ils commencent à comprendre qu’ils n’arriveront à rien chacun de leur côté et sont prêts à mettre de l’eau dans leur vin.
***

Il y aura peut-être révolution «colorée» en Russie. En décembre, au moment des élections législatives dont les résultats ne manqueront pas d’être contestés, ou lors de la présidentielle de mars 2008, qui verra l’avènement du successeur de Vladimir Poutine.

Il y aura peut-être révolution colorée, comme en Géorgie («roses») en 2003, ou en Ukraine («orange») en 2004. Et elle fonctionnera peut-être, contrairement aux tentatives ratées des opposants en Azerbaïdjan en 2005 et en Biélorussie en 2006.

Mais si jamais elle fonctionne, ce ne sera pas en premier lieu grâce à ces démocrates comme Garry Kasparov qui descendent dans les rues par soif de liberté (si tel est bien le cas, évidemment). Non, malheureusement, non.

Si la révolution ukrainienne a pu aboutir, c’est que les démocrates sincères ont eu à s’appuyer sur des oligarques beaucoup moins à cheval sur les principes démocratiques pour mener à bien leur révolution. Et si aujourd’hui les Ukrainiens retournent dans les rues contre leur président, c’est en partie parce que la clique corrompue chassée du pouvoir par les «oranges» a finalement été remplacée par des démocrates qui avaient une dette envers certains gros bonnets demandaient maintenant le retour de l’ascenceur…

En Biélorussie et en Azerbaïdjan, les maigres subventions des ONG comme Freedom House ou la Soros Fondation ont permis aux démocrates de préparer leur révolution selon les techniques «colorées», devenues pratiquement une marque de commerce en Europe de l’Est: groupes organisés de jeunes, manifestations spontanées pour énerver le pouvoir, utilisation des moyens de communication pour la propagande dans le pays et à l’extérieur, désobéissance civile, etc.

Mais l’aide ne pouvait aller plus loin. Et les riches et les puissants de leur pays ont eu trop peur ou ne jugeaient pas profitable de les aider à renverser le régime en place.

En Russie, il y a beaucoup d’intérêts, souvent opposés, et beaucoup d’oligarques. La semaine dernière, le milliardaire russe Boris Berezovsky, en exil au Royaume-Uni, affirmait à The Guardian qu’il préparait une révolution «violente» pour renverser le régime poutinien. Violente?

En tous les cas, si l’oligarque Berezovsky participe à une quelconque révolution, colorée ou ensanglantée, on peut être assurer que l’instauration d’une démocratie et d’une justice dans le pays ne seront pas ses principales priorités. Celui qui a fait fortune grâce aux privatisations sauvages de la période Eltsine (il a longtemps été son bras droit) a beaucoup trop d’intérêts, de temps à rattraper et d’argent à gagner en Russie pour se soucier de démocratie.

Mais les démocrates sincères comme Kasparov, sans un appui spontané du peuple (la majorité silencieuse russe est comme partout résignée devant le pouvoir, alors il ne faut pas trop s’y attendre…) pourront-ils faire sans les oligarques de la trempe de Berezovsky?

Comme quoi la démocratie n’est pas toujours affaire de bons principes et les révolutions ne sont pas toujours d’indépendance…
-30-

1 commentaire:

Mathieu Arsenault a dit...

Salut Fred,

C'est un sujet super intéressant que tu nous soulèves là, et un sujet sur lequel j'ai lu quelques articles, je me permets donc de partager quelques-uns de mes opinions à ce sujet. : )

Je suis complètement d'accord avec toi sur le point qu'il faut arrêter d'analyser cette protestation comme étant une lutte entre le Bien et le Mal. Il faut être beaucoup plus nuancé que ça dans nos analyses, tant du côté des "bons" que du côté des "mauvais". Il est sûr et certain que les forces de sécurité russes ont agi avec trop de brutalité, moi-même, je n'arrive pas trop à comprendre leurs actions (il y a en qui attribue ça à la paranoïa des manifestations massives des années 90, mais bon... j'en sais rien), et c'est totalement injustifié. Cependant, le fait qu'on présente Kasparov, et surtout le mouvement "l'autre Russie", comme les seuls espoirs de démocratisation de la Russie est imprudent à mon avis. D'abord, il est fort impopulaire en Russie et sa coalition est composée de factions radicales, qui ne symbolisent pas du tout un espoir quelconque pour quoi que ce soit!
Je pense notamment aux Nationaux-Bolshéviks qui sont essentiellement un mélange très dangereux de Nazis et de Communistes bolshéviks, qui combine dans son parti un tas d'éléments plus ou moins plaisants : racisme, violence, valeurs patriarchales et sexistes ainsi que révolution. Des ultra-nationalistes, communistes révolutionnaires violents finalement... Également, il est important de noter que le parti démocrate le plus reconnu, Yabloko, n'a pas participé à cette marche pour ne pas s'affilier à certains qui s'y trouvaient.

Je dois avouer que je ne suis pas d'accord quand tu dis que la majorité silencieuse reste muette: ce n'est pas vrai du tout, la majorité silencieuse est plutôt celle qui vote massivement pour Vladimir Poutine, qui obtiendrais 80% des intentions de vote (s'il avait le droit de se représenter).

Même si cet événement a été majeur, puisqu'il est sans précédents dans l'ère Poutine, je ne crois vraiment pas qu'il mènera à une révolution colorée non plus. Du moins pas pour le moment. Et je ne crois pas que ce soit une question d'appuis financiers, non plus.

Je crois plutôt que pour le moment, le problème est qu'il n'y pas d'alternatives pour les Russes. L'alternative n'est certainement pas celle offerte par Kasparov, du moins aux yeux des Russes, ni de sa coalition de partis de toutes les couleurs. Non, ceci n'est pas le mouvement démocratique dont la Russie a besoin, et ce n'est pas le mouvement démocratique que la Russie appuie, ou appuiera, non plus.

Le problème viendra plus tard, avec une plus grande stabilité (apportée par Poutine en grande partie),qui entraînera une augmentation du revenu, du niveau de vie du Russe moyen, et c'est a partir de ce moment-là, qu'ils pourront choisir entre un gouvernement aux méthodes peut-être trop authoritaires (parfois brutales comme nous l'avons vu lors des manifestations) et un gouvernement qui leur offre quelque chose de plus attrayant. (tout ceci dépend des développements politiques et sociaux bien sûr).

Je crois que pour le moment, il n'y a pas de choix en Russie que d'appuyer Poutine et son entourage, mais qu'éventuellement ce groupe aura à faire face à ceux qui auront poursuivi la lutte après Kasparov, et qui sauront rallier la population. Selon moi, ces événements seront peut-être une bombe à retardement pour les autorités russes.

Aller Fred, on se reparle bientôt, qui sait, à la place Pouchkine?

Mathieu