CASABLANCA (MAROC) - Il a attendu que l’étrangère sorte, je crois. Elle est partie et une minute plus tard, il a sonné. Il a sonné d’en bas, de dehors, même s’il habite en haut.
Il est monté avec sa djellabah et sa barbe blanche. J’ai toujours trouvé qu’il avait de la classe. Je savais qu’il était intelligent, simplement en regardant son visage. C’est souvent évident dans le visage des gens, l’intelligence, quand on y regarde bien.
Il m’a demandé si j’habitais ici, j’ai dit «pour quelques jours». Il voulait voir mon coloc, celui qui agit comme «responsable» de l’appart, le seul appartement de l’immeuble dont les habitants ne sont pas propriétaires. Pas là.
Il s’est donc plaint à moi du bruit de la soirée de la veille. Avec raison. Jusqu’à minuit, la guitare, les chants, les cris. «Vous avez entendu les coups dans le mur?» Il s’exprime dans un français parfait. Les gens éduqués parlent français au Maroc, mais j’ai vu peu de gens âgés qui s’exprimaient aussi bien dans cette langue tout en ayant l’air traditionnels, traditionnalistes.
Oui, nous avons entendu les coups dans le mur. Et nous avons arrêté le bruit quand nous les avons entendus. Je suis désolé.
Il ne m’engeule pas. Absolument pas. Il me parle, avec classe, tout en faisant savoir clairement qu’il et les autres habitants de l’immeuble ont été dérangés par le prolongement de notre petite fête nocture. Désolé monsieur. Que puis-je dire d’autre?
«Et les personnes non-mariées ne doivent pas vivre avec les autres». C’est ce qu’il a dit. Oui, j’ai bien entendu, c’est ce qu’il a dit. Peut-être que je me trompe dans les mots, parce que j’ai été stupéfait d’entendre le mot «marié» sortir de sa bouche, mais l’important, c’était l’idée principale et je l’ai comprise.
Il faisait référence à l’étrangère occidentale qui venait de sortir et qui habite non-officiellement avec son copain dans notre appartement. Il essayait de me faire comprendre que pour régler les problèmes de voisinage, il était toujours possible de passer par le chantage et que l’arme, c’était la dénonciation du non respect des bonnes moeurs, et donc des lois. Il est interdit au Maroc à deux personnes non-mariées d’avoir des relations sexuelles. Interdit, sous peine de prison.
«Moi ça ne me dérange pas, je fais seulement vous avertir. Parce que le moqadem* pourrait venir et informer la police. Et ils viendraient vérifier les papiers et en embarqueraient peut-être certains». Oui oui, l’homme en djellabah avec de la classe et un français parfait, c’est ce qu’il a dit après avoir gravi une petite marche pour aller vers son appartement. Et il me regardait toujours.
Je l’écoutais tout en réitérant périodiquement mes excuses. Pour le bruit, pas pour les non-mariés.
Je suis convaincu que l’homme en djellabah avec de la classe et le français parfait sait tout des allers et venues de notre appartement. De nos vies en quelque sorte. Lui, mais aussi les autres habitants de l’immeuble. La surveillance du voisinage - et ça tous les Marocains vous le diront - est un véritable sport national.
Malgré la loi, nous ne risquons pas grand chose. Ce genre de loi sur les moeurs n’est plus vraiment appliquée, du moins à Casablanca. Les menaces voilées de l’homme en djellabah avec de la classe et le français parfait étaient donc plutôt dépassées. Aujourd’hui, la police a autre chose à faire que d’arrêter des «délinquants» de moeurs. Surtout quand des terroristes se terrent quelque part dans la ville.
Mais au-delà de l’aspect juridique, l’anecdote m’a surtout rappelé des récits lus, vus ou entendus sur le Québec des années 50, voire 60 ou 70. Et je n’arrive pas à déceler, dans l’absolu, la différence entre «le pas catholique» de cet époque et les commentaires sur le «pas islamique» de l’homme en djellabah avec de la classe et un français parfait. Peut-être parce que, hormis un décalage temporel, il n’y en a pas vraiment.
Au Maroc, l’État commence à peine à sortir de la chambre à coucher des citoyens. Mais les gens ont encore bien du mal à sortir de celle de leurs voisins...
*Le Moqadem est une sorte de responsable-espion des autorités marocaines qui sait tout de la vie de tout le monde dans un quartier donné. Des citoyens de confiance, des commercants, lui rapportent les activités de leur entourage. C’est lui qui peut parfois aider à débusquer les terroristes... ou les délinquants de moeurs.
Pour en savoir plus, voici le portrait d’un moqadem par l’hebdomadaire marocain Tel Quel.
3 commentaires:
T'écris magnifiquement, Fred, et l'intelligence n'est pas seulement visible/lisible sur le visage des gens, mais aussi dans le pouls de leurs phrases..
Et ici au Québec le mouvement inverse recommence. L'État ne s'est pas complètement affranchi des religions. Et là, il y en a plus d'une.
Très beau texte mon Fred. Lâche pas tu vas devenir bon ;)
Salut Fred,
Premièrement, je voulais te dire que je consulte régulièrement ton blogue. Parce que tu as une superbe plume de reporter, bien sûr, mais également parce que j’ai aussi vécu en Afrique du Nord pendant huit mois en 2005. Pas au Maroc, mais en Tunisie. Tes textes me ramènent littéralement là-bas. Et tes réflexions sont si près des miennes, parce que les sociétés marocaine et tunisienne sont si près l’une de l’autre.
Ce texte sur la chambre du voisin en est un autre exemple flagrant.
Du point de vue juridique, la Tunisie diffère cependant beaucoup des autres pays de l’Afrique du Nord, de même que des autres pays arabes. En Tunisie, depuis la promulgation du Code du Statut Personnel en 1956, la polygamie est interdite, les femmes sont officiellement égales aux hommes dans nombre de domaines, jouissant d’un statut dépassant largement les autres femmes des pays arabo-musulmans, le mariage doit y être contracté par deux personnes consentantes, le divorce, procédure auquel la femme peut recourir, doit avoir lieu au tribunal, l’épouse ayant droit de réparation.
Entre-temps, la femme tunisienne a aussi acquis le droit de se faire avorter, un âge mineur (18 ans) pour le mariage, la droit de tutelle de ses enfants mineurs en cas de mort du père, le droit à la pilule contraceptive, etc.
Mais les droits changent plus vite que les mentalités. Car, après plus de 50 ans, c’est toujours la mentalité des qu’en dira-t-on, comme au Maroc, comme tu le démontres bien dans ton texte. C’est drôle tu aies fait référence à la société québécoise des années 50-60, car c’est exactement à cela que j’en étais arrivée quand j’étais là-bas. C’est toujours l’exemple dont je me sers quand j’essaie d’expliquer les mille contradictions de la société tunisienne. Ils sont fiers de leur Code, du droit à l’avortement des Tunisiennes, mais il ne faudrait surtout pas que leur petite sœur s’en serve.
Question party dans mon appart de Tunis, je n’ai eu aucun problème pendant des mois. Primo, je ne dérangeais pas les voisins, l’appart était bien isolé. Mais tout de même, on m’épiait, me surveillait en douce, parce que « la surveillance des voisins est un sport national ». J’étais toutefois une étrangère, pas une fille du pays. Tant que j’ai amené mon petit ami tunisien chez moi, tant que nos amis masculins sont venus à la maison, tout baignait dans l’huile. Jamais entendu un commentaire de mon propriétaire qui habitait en haut.
Puis un soir, j’ai fait connaître la Téquila Paf à mes AMIES et amis tunisiens. (Oui, ils boivent tous de l’alcool, souvent, il ne faut seulement pas que la famille et les voisins soient au courant). Bien sûr, nous nous sommes tous plus ou moins retrouvés saouls à la fin de la soirée. Le hic, c’est que mes enivrés d’amis tunisiens sont alors passés du français à l’arabe pour s’exprimer, je dois l’avouer, beaucoup trop fort. Nous étions début juin, il faisait environ 40 degrés, les fenêtres, la porte, étaient ouvertes.
Dès le lendemain, mon propriétaire était à ma porte pour me demander ce qui se passait. « Je ne vous juge pas, comprenez-moi, je n’ai aucun problème avec les fêtes réunissant des hommes et des femmes, mais ce sont les voisins, vous comprenez », m’a dit-il dit dans un français tout aussi impeccable que ton voisin. « Les voisins me disent que votre appartement est devenu une maison de débauche. Tant que vous êtes entre étrangers blancs, tant qu’il n’y a que des Tunisiens avec vous, pas de problème, mais hier, ils ont entendu des femmes tunisiennes ».
Ouch.
Des anecdotes comme celle-là, j’en ai toute une collection. Au Maroc, les lois pour interdire les mauvaises mœurs non conformes à l’islam sont toujours là, même si elles ne sont guère appliquées. En Tunisie, ces lois de la Charia ont presque toutes disparu depuis plus d’un demi siècle. Mais dans les deux pays, ce n’est pas le juridique qui rythme la droite conduite sociale, mais la tradition religieuse.
Il leur faudrait un petite révolution tranquille, qu’en penses-tu ?
Amélie
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