Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Erevan
Depuis près de cinq mois, l'Arménie est plongée dans une crise politique sans précédent dans son histoire post-soviétique. La violente répression des manifestations qui ont suivi l'élection présidentielle contestée de février n'a fait qu'aviver l'ardeur des opposants au régime. Mais selon des analystes, c'est justement cette profonde remise en question qui pourrait remettre le petit pays du Caucase, longtemps considéré comme l'exception démocratique parmi les régimes autoritaires d'ex-URSS, sur le chemin de la démocratie.
En cette journée pluvieuse, l'institutrice Sona Ghavalbabunts a pris congé pour manifester contre la détention de son mari Vardan, «prisonnier politique», depuis mars dernier.
Chauffeur pour une église, il était sur la place de la Liberté d'Erevan lorsque la manifestation contre les résultats de l'élection présidentielle a tourné au drame le 1er mars: 10 morts, des centaines de blessés.
«Il avait vu à la télévision qu'on battait des gens et il a voulu aller les soutenir», dit Sona, assurant que son mari n'a pas participé à la riposte de la foule contre la police, qui tirait à balles réelles sur les manifestants.
Vardan risque maintenant de trois à six ans de prison, comme plus d'une cinquantaine d'autres protestataires arrêtés. La plupart étaient des partisans de Levon Ter-Petrossian, candidat défait à la présidentielle du 19 février. D'autres, de simples citoyens qui sentaient que leur voix n'avait pas été entendue.
Brandissant des portraits des prisonniers politiques, la centaine de personnes réunies avec Sona devant la mairie d'Erevan ne mâchent pas leurs mots. Ils détestent le nouveau président Serge Sarkissian, élu avec 52,9% des voix au premier tour, et son mentor, le chef de l'État sortant, Robert Kotcharian.
«Le 1er mars, c'était un deuxième génocide. Mais cette fois, il n'a pas été commis par les Turcs, mais par des Arméniens eux-mêmes», s'enrage Amalya, concierge dans la soixantaine, en référence aux massacres de 1,2 million d'Arméniens en 1915 par l'empire ottoman.
Après les heurts meurtriers, le pouvoir a décrété l'État d'urgence et restreint les libertés de manifester. Pour ménager ses bonnes relations avec l'Europe, le nouveau président a finalement assoupli ces restrictions le mois dernier. Mais les «prisonniers politiques» étant toujours derrière les barreaux, les grands rassemblements de l'opposition ont repris de plus belle. Et l'autoritarisme a quant à lui continué de s'installer tranquillement.
Îlot de démocratie
L'Arménie, qualifiée d'«îlot de démocratie» en ex-URSS en 1992 par les États-Unis, a-t-elle raté sa chance de devenir un exemple pour ses voisins?
«(Après la chute de l'Union soviétique), nous étions une démocratie dans le sens où la voix du peuple était écoutée. Mais après, il faut institutionnaliser la démocratie, et là-dessus, nous avons failli», explique Ashot Khurshudyan, analyste au Centre international pour le développement humain, basé à Erevan.
Toutefois, ce n'est certainement pas par une révolution «colorée» - un changement de régime acquis par la rue - que les choses pourraient changer pour le mieux, croit-il. Il prend pour exemple les résultats décevants de la révolution des roses de 2003 en Géorgie voisine et ceux de la révolution orange ukrainienne de 2004.
«La situation post-révolutionnaire est toujours moins démocratique. C'est une conséquence de la façon d'arriver au pouvoir.»
Si le mouvement populaire avait gagné le pouvoir par la rue, l'Arménie aurait pu se transformer en «pays d'Amérique latine», compare Serguey Minasyan, directeur adjoint de l'Institut sur les médias du Caucase. «On serait reparti pour un cycle de 100 ans de putschs successifs.» «Il faut changer les gouvernements par les urnes», insiste Ashot Khurshudyan.
«Nous avons besoin d'une opposition loyale. Pas envers le gouvernement, mais envers l'État, précise-t-il. L'opposition et le pouvoir doivent s'asseoir pour définir des lignes rouges qui ne doivent pas être dépassées dans le jeu politique.» Mais pour l'instant, les deux partis se boudent.
Selon M. Khurshudyan, la «perte totale de confiance» des citoyens envers le pouvoir après les violences du 1er mars forcera ce dernier à négocier s'il veut garder un semblant de légitimité.
L'Europe aussi met de la pression. Fin juin, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a jugé «insuffisantes» les concessions du président Sarkissian, qui refuse toujours d'amnistier les prisonniers politiques.
«Cette crise est une occasion, croit Ashot Khurshudyan. À la fois le gouvernement et la population réalisent qu'il y a un problème. Donc c'est une chance pour le changement.»
ARMÉNIE
Population : 3 millions d'habitants
Diaspora : Plus de 6 millions d'Arméniens hors Arménie (environ 40 000 au Canada)
Superficie : 29 800 km2 comparable à la Gaspésie)
Religion: Orthodoxe à plus de 90% Église apostolique arménienne)
PIB : 5700$/habitant, croissance de 13,7% (2007)
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