lundi 27 août 2007
Chronique d'errance #6: Naïveté en péril
C’est dans la bataille pour se trouver une place dans le monde que les humains grandissants rapetissent leur grandeur d’âme et perdent leur naïveté.
Et ils deviennent cyniques. Cyniques face à l’autre, croyant vraiment que c’est la seule façon de s’en sortir, d’en sortir gagnant et de faire leur place dans un monde qui ne peut être que cruel à leurs yeux.
Ils jouent. Mais ils ne s’amusent plus. Ils jouent avec les coeurs, avec les âmes des autres. Mais au bout du compte, ce sont eux qui souffrent le plus à se masquer l’intérieur de l’être. Ils finissent par avoir honte de leur coeur et de leur âme, surmaquillés pour être vendus. Pas au plus offrant, mais au moins prenant. À celui qui demandera le moins de regarder les recoins poussiéreux de ce qui fut jadis leur profondeur d’âme.
Ils jouent. Ils mettent sur la table un amour à la «pokerface» pour ne pas se dévoiler vraiment; ils friment; ils misent du vent, comme dans les jeux de stratégie et de hasard où le meilleur est celui qui s’oublie le plus la conscience et le naturel.
Peut-être est-ce une fatalité, de devenir quelqu’un à quelque part. De jouer le jeu dans un cadre établi, avec des règles de vertu qu’on ne cherche qu’à violer à tout instant, parce que finalement un jeu, c’est fait pour jouer, et des règles, c’est fait pour être violées. Parce qu’on a perdu au fil des années le sérieux de l’enfance. Oui, le sérieux de l’enfance, parce qu’un enfant ça ne joue pas, tant qu’il y a la naïveté pour le contraindre à être sincère.
Un enfant encore en enfance, ça respecte les règles de la bonne foi. Ça ne joue pas à l’amour calculé, à coup de haine réfléchie pour faire mal, de vengeance; ça ne joue pas à ces jeux malsains où l’on se fait mal en se disant que «c’est rien qu’un jeu alors ce n’est pas grave», mais qui finissent par nous détruire à petit feu. Même si c’est rien qu’un jeu. Un enfant c’est plus sérieux qu’un adulte brisé par les échecs qui le font se sentir honteux et se refermer et montrer ce qu’il n’est pas parce que ça fait moins mal si on le casse.
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Plus je grandis, plus je dois me battre fort, me débattre pour ne pas perdre cette naïveté sincère, ce désir d’espoir, ce désir infini de croire, qui restent à mes yeux les plus beaux signes d’humanité.
Jusqu’à maintenant, je crois m’en être sorti. En naviguant à travers des mondes où je n’avais jamais à m’intégrer totalement. En recommençant presque toujours à zéro, en donnant la même chance du débutant à chacun des mondes et chacun de ses occupants de s’ouvrir sans complexe, sans peur, devant ma naïveté. Et de me laisser faire de même. Sans peur.
Il y a plein d’étoiles perdues qui combattent la désillusion, la résignation, le cynisme. Heureusement. Et il y a plein d’étoiles qui veulent s’ignorer, qui font du Mal à ne pas être capable de se faire du Bien et de faire du Bien.
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J’ai de plus en plus mal des déceptions de plus en plus fortes, plus je grandis. La haine, les désirs de vengeance grattent sur les parois de ma tolérance et de mon désir de compréhension face aux attaques des faiblesses des autres.
J’ai peur de perdre ma naïveté.
Mais, heureusement peut-être, malgré moi, il y a encore en moi cet espoir inexplicable, intarissable, de voir naître et éclore l’humain chez chaque humain qui croise ma route.
lundi 20 août 2007
Pourquoi Poutine est populaire
Mon amie a grandi dans la Russie post-soviétique. En 1995, elle avait 10 ans. En plein durant les années les plus dures de la nouvelle Russie capitaliste, lorsque tuer un opposant «économique» était la norme, la normalité.
Elle se rappelle aussi d’aller au marché avec sa mère, un petit appareil pour vérifier la justesse des balances à fruits et légumes en poche. «On pouvait te donner 800g de tomates au lieu du kilo indiqué». Sur plusieurs kilos, ça fait beaucoup d’argent.
C’était il y a une décennie, dans la Russie d’Eltsine. Ou plutôt dans celle des oligarques, ces puissants hommes d’affaires qui ont fait leur fortune avec la privatisation des biens de l’État. Ce sont eux qui contrôlaient de facto le pays devant un président aux facultés affaiblies, se battant sans foi ni loi pour encore plus de pouvoir et d’argent.
C’était dans cette Russie où le rouble était loin d’être une monnaie stable, où les commerçants, même les plus petits, devaient donner un pourcentage de leurs ventes à la mafia pour être «protégés». C’était dans cette Russie où personne ne pouvait faire confiance à personne, et encore moins à l’État.
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Au jourd’hui, l’âge d’or des tueurs à gage est terminée. Il est encore possible de commander un meurtre chez un professionnel, mais cela se fait de moins en moins souvent. Il peut même arriver que le tueur – voire les commanditaires du crime – soient arrêtés, jugés et condamnés (!).
Dans les marchés, là où les gens ordinaires achètent leur nourriture (un produit essentiel à la survie humaine, faut-il le rappeler...), les balances sont certifiées conformes par la direction des marchés.
Cette période de stabilisation après le chaos est arrivée au moment où Vladimir Poutine régnait sur le Kremlin, de 2000 à aujourd’hui. Coïcidence ou incidence? Probablement un peu des deux. Et difficile de supputer à savoir comment un autre leader s’en serait sorti à sa place. Mais il a tout le loisir de prendre à son compte les succès de la Russie actuelle. Et ses ratés peuvent être classés dans la catégorie des «difficultés de la stabilisation».
En mars 2008, il devra quitter la présidence. La Constitution russe lui empêche de se présenter pour plus de deux mandats consécutifs (ce dernier mot a son importance).
Le peuple se demande ce qu’il fera sans son leader stabilisateur, qui possède après plus de 7 ans de présidence une côte de popularité supérieure à 70%. Plusieurs lui demandent d’ailleurs de changer la Constitution pour pouvoir se présenter à nouveau en mars, mais il a à maintes reprises rejeté cette possibilité.
Cette Constitution, qui date de 1993, confère un pouvoir extrêmement fort à l’exécutif (la présidence). Vladimir Poutine semble donc indispensable aujourd’hui en Russie : pratiquement tout passe entre ses mains.
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L’Occident dit aux Russes: Il est autoritaire, votre leader adoré!
La majorité russe répond: Peut-être, mais il a mis de l’ordre dans la maison. Les lendemains sont un peu plus sûrs. On peut se faire confiance entre nous, ne serait-ce qu'un peu. On ne se fait plus tuer pour rien ou pour peu. On mange. Et en plus, il nous a redonné une fierté d’être russe, notamment en vous narguant, politiquement et militairement.
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Vladimir Poutine partira en mars prochain. Certains croient qu’il conservera le pouvoir en nommant un successeur qu’il pourra manipuler à sa guise, pour revenir en 2012. La Constitution ne lui empêche pas en effet de se présenter pour une troisième mandat non-consécutif des deux premiers.
D’autres croient qu’il en a assez du pouvoir, qu’il n’a jamais vraiment aimé ça, lui, l’ancien agent du KGB, qui avait toujours vécu dans l’ombre jusqu’à ce que Boris Eltsine le nomme premier ministre en août 1999.
Et de toute façon, si Vladimir Poutine a eu autant de pouvoir et a su l'utiliser, alors le prochain président en aura lui aussi assez pour devenir aussi populaire et indispensable. S’il est assez habile. Et il pourra peut-être même tenir le pouvoir assez solidement pour s’assurer que Poutine ne puisse y revenir en 2012.
Que Poutine parte définitivement ou revienne dans quatre ans, il restera pour les Russes celui qui a stabilisé la Russie et lui a redonné cette fierté perdue avec l’effondrement de l’Empire soviétique. D’où sa popularité.
Et pour la majorité des Russes – comme pour la majorité des habitants de n’importe quel pays en qui se "relève" - manger et pouvoir sortir dans la rue sans se faire tirer dessus est plus important que le «caprice» de la démocratie.
En situation de survie ou de stabilisation, la démocratie et même la justice et l’égalité ne sont pas des priorités. Quoi que puissent en penser nos idéaux. C’est pourquoi Poutine le non-démocrate stabilisateur est populaire.
vendredi 17 août 2007
Pour la suite des choses
Pour écouter l'entrevue que j'ai donnée le 16 août 2007 à Pour la suite des choses, une émission animée par Patrick Masbourian à la radio de Radio-Canada, vous pouvez cliquer ici.
mardi 14 août 2007
France: l’État policier
Un homme sorti de nulle part m’aborde alors que je marche tranquillement vers nulle part.
- Bonjour monsieur, contrôle d’identité. Je vous demanderais de sortir vos mains de vos poches et de présenter vos papiers d’identité.
J’obtempère, un peu surpris. Mais en donnant mon passeport à la femme qui l’accompagnait et que je n’avais pas remarqué tout de suite, je me rappelle que j’ai des droits en tant que citoyen devant ces deux présumés policiers en civil. Seuls leurs talkie-walkie et un brassard orange avec l’inscription «police» peuvent agir comme preuves de leur appartenance aux forces de l’ordre. Je me rappelle que j’ai des droits, mais je ne me rappelle pas exactement de ces droits. Ont-ils besoin d’un mandat pour me fouiller?
- Puis-je voir vos papiers aussi s’il-vous-plaît, demandai-je poliment.
- Bien sûr. Sortez-vos mains de vos poches, me rappelle-t-il après que je les y ai remises par inadvertance.
L’agent sort son badge, que j’examine par deux fois, sans grande attention. Simplement pour montrer que je connais un peu mes droits.
- C’est un vrai, se sent-il le besoin d’ajouter.
Je me sens démuni face à ma faible connaissance de mes droits citoyens devant des gens qui m’arrêtent sans autre raison que celle de ressembler à un inoffensif consommateur régulier de drogues douces. Inoffensif, donc facile à arrêter, en cas de possession de substances illiicites. Une proie facile pour ceux qui doivent nous défendre.
- Nous voulons simplement vérifier que vous n’avez pas d’objets dangereux ou de stupéfiants, me dit-il toujours poliment et professionnellement.
Je vide mes poches, j’ouvre tous les compartiments de mon sac en bandoulière, je me laisse tripoter les coutures par l’agent. Je suis à son entière disposition, à sa merci. Calme, coopératif, soumis. Comme un bon citoyen qui accepte qu’on le dérange dans sa promenade d’après-midi au nom de la «sécurité».
- Vous êtes Canadien? Vous êtes touriste?
Je collabore, je réponds, je me dévoile. Je ne sais même pas si j’ai le droit de refuser de répondre à ces questions, à cette violation, aussi petite soit-elle, de mon intimité citoyenne. De toute façon je n’ai rien à me reprocher. Et je n’ai pas le luxe de m’attirer des troubles inutiles avec les autorités françaises, d’autant plus que j’ai bien l’intention d’attraper mon avion le lendemain. Alors je me soumets, un peu par peur, par méconnaissance de ce que je peux ou non dire et faire.
J’aurais dû leur demander s’il s’agissait d’une nouvelle technique de lutte contre le crime instaurée au cours des 100 derniers jours, depuis l’entrée en fonction du président Nicolas Sarkozy. L’ancien ministre de l’Intérieur – donc ancien «premier flic de France» - a fait de la «lutte contre l’insécurité» et du «rétablissement de l’autorité républicaine» des priorités de son premier mandat.
Entre autres mesures, il a demandé que soit établi un plan de vidéosurveillance des quartiers sensibles. Il a aussi annoncé que «les peines minimales d'emprisonnement seront applicables aux mineurs multirécivistes de plus de 16 ans» et sa ministre de la Justice, Rachida Dati, a signé un décret pour généraliser l'utilisation du bracelet électronique mobile, même «au-delà» de la libération conditionnelle.
Les mesures prises par Nicolas Sarkozy et Rachida Dati feront évidemment augmenter le nombre de détenus dans les prisons françaises, et les principaux intéressés ne s'en cachent pas.
Au 1er juillet, le nombre de détenus en France était de 61 810 personnes, le plus haut niveau depuis 2004. Le taux de surpopulation carcérale en France atteint déjà 122%.
Au nom de la sécurité républicaine française, le simple citoyen devra désormais se mettre à la disposition des forces de l'ordre à tout moment, même s'il n'est en apparence coupable, victime ou témoin de rien de particulier. Il n'a de libertés et de droits que ceux que la police lui permet d'avoir, gracieusement.
Cette idéologie est connue sous le nom d'État policier.
samedi 4 août 2007
Le calvaire des réfugiés tchétchènes
Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Varsovie
Bon nombre de Tchétchènes qui fuient la violence faisant encore rage dans leur république se retrouvent en Pologne. Un pays qui n'a pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Notre collaborateur raconte la détresse de ces exilés.
Zoukhra ignorait que la législation européenne lui interdit de demander asile dans un autre pays après l'avoir déjà fait dans un premier. En voulant traverser à pied la frontière polono-slovaque, elle a vite été interceptée par les gardes-frontière et expédiée au centre de réfugiés Bielany, qui porte le nom du quartier de Varsovie où il est situé.
Les conditions dans cet édifice décrépit, un ancien hôtel pour travailleurs d'usine, frôlent l'insalubrité. Chaque famille tchétchène, qui compte rarement moins de quatre enfants, n'a le droit qu'à une seule pièce exiguë et doit partager des toilettes sales et les cuisines avec les autres réfugiés.
«Ce qu'on nous donne à manger ici, c'est de la nourriture de prison! J'ai besoin de vitamines, se plaint Zoukhra, enceinte. Et c'est impossible de dormir avec tous ces enfants qui crient.»
Elle doit se débrouiller avec les 70 zlotys (27$) qu'elle reçoit chaque mois de l'État comme «argent de poche». «Je n'ai pas de vêtements, pas d'aide en surplus, je n'ai rien. On ne me donne même pas de lunettes», dit la femme de 36 ans, atteinte d'un grave trouble de la vue. «Pourquoi rester ici? Qui a besoin de nous ici? Nous vivons, nous dormons et c'est tout.»
En attendant une décision sur leur statut, ce qui peut prendre jusqu'à un an et demi, les réfugiés n'ont rien à faire de la journée dans les centres et reçoivent peu d'aide. À Bielany, il n'y a que deux travailleurs sociaux à temps plein et un psychologue une journée par semaine pour s'occuper des 340 réfugiés, souvent traumatisés par la guerre.
Malgré la fin officielle des deux conflits (1994-1995 et 1999-2000) entre l'armée russe et les indépendantistes tchétchènes, les exactions et les enlèvements de civils se produisent encore quotidiennement dans leur petite république du Caucase, qui fait partie de la fédération de Russie.
Déjà aux prises avec ses propres problèmes sociaux, la Pologne n'a pas les moyens de subvenir adéquatement aux besoins de ces réfugiés, reconnaît Tomasz Cytrynowicz, responsable des demandes d'asile au Bureau des étrangers de Pologne.
Plusieurs d'entre eux cherchent donc à aller «plus loin», illégalement, en Europe de l'Ouest ou du Nord, où les systèmes d'aide sociale sont plus généreux. «Pour la plupart d'entre eux, la Pologne n'est qu'une terre de transit», explique-t-il. Sur les quelque 28 000 à avoir demandé l'asile dans ce pays depuis 1994, il n'en reste pas plus d'un sur sept.
Ils préféreraient aller directement en Europe occidentale, mais sans argent, la Pologne est le pays de l'Union européenne le plus accessible pour eux. En quittant la Tchétchénie en train, ils traversent tout le sud de la Russie et profitant de l'absence de contrôle à leur entrée en Biélorussie, ils peuvent se rendre sans présenter leurs papiers jusqu'à la frontière polonaise.
Les plus téméraires mettent ensuite tout leur espoir et toutes leurs économies en un passeur pour rejoindre l'Allemagne en fourgonnette, et ce même s'ils voient chaque jour des compatriotes revenir bredouilles de leur tentative. Rejetés à l'Ouest, sans aide adéquate en Pologne, environ 200 réfugiés l'an dernier ont choisi de rentrer en Tchétchénie, malgré le danger.
Alkan, mère de trois enfants, compte y retourner bientôt, faute d'avoir trouvé en Pologne des soins adéquats pour sa fille de 11 ans qui ne marche plus et ne parle plus en raison d'un traumatisme de guerre.
Mais si elle retourne dans sa patrie peu sûre, c'est avant tout par défaut d'avoir les moyens d'aller rejoindre des membres de sa famille installés en Belgique, en Autriche et au Danemark. «À vrai dire, si j'avais l'argent, je risquerais moi aussi. Mais je n'ai pas cet argent. Je n'ai même pas l'argent pour retourner chez moi. Mais je me débrouillerai», assure Alkan.
Zoukhra, elle aussi, veut rentrer en Tchétchénie, même si elle y est constamment interrogée par la police et la milice du président Ramzan Kadyrov. «Que je vive ou que je meure là-bas, au moins je serai à la maison.»