Par Frédérick Lavoie
VOLNOVAKHA, DONETSK ET CHAKHTIORSK (UKRAINE) – Anatoli Ivanovitch Karpov est mort en
raison d’une erreur bancaire. Tout le monde s’entend sur ce point. Même l’armée
ukrainienne et les rebelles séparatistes de la République populaire de Donetsk
(RPD), qui ne s’entendent en temps normal sur rien. Pour ce qui est de
l’origine de l’explosion qui a soufflé l’autobus dans laquelle il prenait place
le 13 janvier, tuant 13 personnes, c’est autre chose. À ce sujet, même sa
famille n’est pas d’accord.
M. Karpov était
un «retraité-travailleur». À 60 ans, il aurait en théorie pu rester dans sa
maisonnette à s’occuper de ses vignes et de son petit-fils. Mais sa pension de
vieillesse était trop maigre. Le mécanicien dans une usine de transformation de
charbon de la petite ville minière de Chakhtiorsk, 50 km à l’est de Donetsk,
n’avait ainsi d’autre choix que de rentrer au boulot chaque matin.
Deux semaines
avant sa mort, il a reçu un texto. De l’argent avait été retiré de son compte
bancaire à la OchtchadBank.
Impossible d’aller éclaircir le mystère à la succursale de Chakhtiorsk. Le 26
novembre, toutes les banques dans les zones sous contrôle des rebelles ont dû
fermer leurs portes, sous ordre de la Banque nationale d’Ukraine. Plus question
de laisser les rebelles profiter de tous les avantages d’un pays organisé.
S’ils veulent leur république, qu’ils s’arrangent par eux-mêmes.
Au téléphone, M.
Karpov s’est fait dire d’aller à la succursale de la OchtchadBank la plus près,
en territoire ukrainien. Le 13 janvier au petit matin, une fois le temps des
fêtes passé, il a pris l’autobus avec sa fille pour aller régler l’erreur. Prendre
sa propre voiture aurait été plus cher, car l’essence est dispendieuse en RPD.
Après quatre heures de route, ils étaient à Volnovakha.
C’est sur le
chemin du retour que la guerre l’a rattrapé. L’autobus était bondé. Olga, sa
fille, était debout dans le passage. Lorsqu’un jeune homme lui a offert de
céder sa place, elle a décliné poliment. Anatoli Ivanovitch était assis.
Au barrage
ukrainien à la sortie de la ville, les soldats ont immobilisé le véhicule sur
le côté pour vérifier l’identité de ses occupants. Après dix minutes d’attente,
vers 14:30, une roquette est tombée à une quinzaine de mètres du bus. Dix
personnes sont mortes sur le coup, dont le jeune homme courtois. M. Karpov a
survécu et a été transporté à l’hôpital dans un état critique. Olga s’en est
sortie avec des fragments dans l’épaule et le bras.
Après quatre
heures d’opération, il est devenu la onzième victime de l’explosion. Un peu
plus tard, une jeune fille de 24 ans a aussi rendu l’âme. Un vieillard, venu
chercher sa pension en Ukraine, est décédé le surlendemain.
«Je suis Volnovakha»
C’est ici que
commence une autre guerre. Celle de l’information.
Version ukrainienne : les séparatistes ont visé le
barrage, ils ont touché un peu à côté. Le bus est une victime collatérale, mais
prouve le peu de considération des rebelles pour les civils, selon Kiev.
Version séparatiste : impossible que l’ogive
provienne du territoire de la république de Donetsk. L’artillerie rebelle se
trouve à 50 km de là et ne peut frapper aussi loin. À partir de cette prémisse,
les chaînes de télévision russes, à la solde du Kremlin, ont développé
différentes thèses. Les Ukrainiens auraient activé une mine près du bus. Ou
encore, ils auraient tiré eux-mêmes sur leur barrage pour accuser ensuite ceux
qui, depuis avril dernier, malmène l’intégrité territoriale du pays avec
l’appui (militaire et financier) aussi non officiel qu’évident de Moscou.
Sur Twitter le lendemain, le président ukrainien Petro
Porochenko appellait à re-gazouiller le dessin d’un autobus frappé d’éclats de
roquette avec l’inscription «Je suis Volnovakha», en français. Une référence
bien sûr au «Je suis Charlie» désormais mondialement célèbre après le massacre
de Paris. Dimanche 18 janvier, une manifestation sous ce thème aura lieu dans
la capitale Kiev.
Vendredi 16 janvier, à Chakhtiorsk, c’était jour de
funérailles.
À un journaliste russe, Olga hésite à émettre sa thèse
sur l’origine du tir. Une fois la caméra éteinte, elle parle. «Bien sûr que ça
provenait de la RPD.» La famille Karpov n’appuie pas les séparatistes. Le défunt
Anatoli était le premier à les détester. «Il jurait toujours contre eux. Il
savait que l’industrie minière de la région ne survit que grâce aux subsides de
Kiev, et donc que ce n’était pas une bonne idée de se séparer.»
Dans les discours vantant les vertus d’Anatoli
Ivanovitch, membres de la famille et amis évitent les prises de position
politique. Mais dans les discussions privées, les loyautés ressortent. Si une
voisine insinue prudemment que les séparatistes sont coupables, une petite
cousine croit fermement le contraire. Enragées, elle – aussi appelée Olga – est
convaincue: «Vous pensez vraiment que les nôtres (les séparatistes) auraient pu
tuer leurs propres gens? C'est de la provocation, c’est certain. Les Ukrainiens
ont tout orchestré.»
Anatoli Karpov reposera en paix. Pour les survivants, alors
que les violences se sont intensifiées au cours de la dernière semaine, la fin
de la guerre n’apparaît toujours pas à l’horizon.