lundi 31 août 2009

Russie et ses ex-satellites: Les vieilles plaies de l'Histoire restent vives

Article publié dans La Tribune de Genève et 24 heures de Lausanne le 31 août 2009.

A la veille du 70e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la Russie et ses ex- satellites s'accusent mutuellement de falsifier l'histoire. En jeu: l'honneur national de chacun, mais aussi d'éventuelles compensations financières.

Hier, le président russe Dmitri Medvedev a fustigé les dirigeants d'Ukraine et des Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), qui, selon lui, veulent faire «des anciens complices des nazis des héros nationaux».

Dans ces quatre ex-républiques soviétiques, le rôle des «partisans» ayant combattu aux côtés des SS contre l'Armée rouge reste sujet à débat. Les nationalistes ukrainiens et baltes estiment que les partisans ont choisi le camp nazi afin de chasser l'occupant soviétique.

Les différences d'interprétation n'ont rien de nouveau. Les blessures de l'Histoire n'ont jamais été refermées.

C'est une résolution de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), adoptée en juillet, qui aura remis de l'huile sur le feu. Initié par la Lituanie et la Slovénie, le texte a causé un tollé en Russie en mettant sur un pied d'égalité le régime nazi et le stalinisme. La résolution appelle à condamner toutes «les manifestations publiques glorifiant le passé nazi ou stalinien».

Pendant ce temps, à Moscou, une phrase tirée de l'hymne national soviétique louant le Petit Père des peuples refaisait son apparition dans la décoration d'une station de métro...

La Russie voit en ces salves contre le stalinisme une conspiration occidentale pour minimiser le rôle de l'URSS dans la victoire contre le nazisme et, incidemment, saper son prestige dans l'ex-espace communiste. En mai, le président Medvedev a créé une commission présidentielle «de lutte contre toute tentative de falsifier l'histoire au détriment des intérêts de la Russie».

La télévision d'Etat, contrôlée de près par le Kremlin, ne s'empêche toutefois pas, elle, une réécriture des événements. Un documentaire diffusé le 23 août, laisse entendre que le Troisième Reich aurait comploté avec la Pologne pour envahir l'Union soviétique.

Les Polonais ont été indignés par ces allégations. Ce qu'ils attendent de la Russie, c'est plutôt la réhabilitation des milliers d'officiers polonais assassinés par les Soviétiques en 1940 et des compensations financières pour leurs descendants. Un récent sondage indique que 76% des Polonais estiment que l'homme fort de la Russie devrait présenter des excuses pour l'occupation, le 17 septembre 1939, de l'autre partie du pays par l'Armée rouge.

Il est peu probable que leur souhait soit exaucé. «Le premier objectif de cette visite est de s'opposer aux tentatives de réviser l'histoire de la Seconde guerre», a déclaré le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine.

dimanche 23 août 2009

Entre disparitions, assassinats et attentats, l'Ingouchie sombre dans la violence

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, les 15 et 18 août 2009.

Un attentat contre un poste de police a fait près de 30 morts et plusieurs centaines de blessés lundi 17 août à Nazran, la plus grande ville d'Ingouchie. Dans cette petite république du Caucase russe, forces de l'ordre et guérilla islamiste se livrent une lutte sans merci.

De retour de Nazran, Ingouchie

La scène aurait pu se passer au Moyen-Orient. Mais c'était en Russie. Lorsque le kamikaze a foncé avec sa camionnette bourrée d'explosifs sur le poste de police de Nazran, il l'a fait au nom du djihad. Un djihad qui a pris la relève du mouvement indépendantiste tchétchène ces dernières années dans la rébellion contre l'autorité de Moscou, dans cette région historiquement trouble.

En Ingouchie, les attentats, les meurtres et les disparitions n'ont plus rien d'étonnant.

Sur un petit kiosque abandonné de Nazran, une inscription visiblement rédigée par des fossoyeurs : « Nous creusons des trous », suivie d'un numéro de téléphone. Sur d'autres murs du centre-ville, la famille de Magomed-Bachir Tcherbiev a placardé la photo du jeune homme de 19 ans, parti acheter des souliers un mardi matin et jamais revenu.

Il y a encore quelques années, l'Ingouchie était pourtant plutôt calme comparativement à sa voisine tchétchène, ravagée par deux guerres.

Le meurtre, mercredi dans son bureau, du ministre de la Construction Rouslan Amerkhanov, était le cinquième attentat contre un officiel ingouche de haut rang en moins de deux mois. Le 22 juin, c'est le président lui-même qui a failli y passer lors d'un attentat-suicide à la voiture piégée.

Durant la première moitié de l'année, 166 personnes ont été tuées en Ingouchie, selon un bilan de l'organisation de défense des droits de l'Homme Memorial. Le total se divise en trois catégories à peu près égales : policiers, combattants islamistes et citoyens pacifiques.

Si les racines de la violence étaient uniques dans cette république du Caucase de moins 450.000 habitants, elle serait peut-être plus facile à enrayer.

Mais entre la menace de la guérilla islamiste, les crimes des forces l'ordre commis au nom de la lutte antiterroriste, les règlements de compte mafieux et la tradition caucasienne de vengeance du sang, le journaliste local Vakha Tchapanov s'y perd.

« Les autorités accusent les wahhabites (islamistes radicaux) de tout et de rien, mais il n'y a pas de schéma clair pour expliquer cette violence. » Même pour l'assassinat du ministre, Vakha Tchapanov voit trop d'hypothèses différentes et n'ose pas en privilégier une seule.

En 2001 encore, rien ne laissait croire que la situation dégénérerait de la sorte, note Timour Akiev, analyste au bureau de Memorial à Nazran. Il y avait bien à l'époque quelque 300 000 réfugiés tchétchènes entassés en Ingouchie, mais la lutte pour l'indépendance menée par les combattants cachés parmi eux trouvait peu d'écho parmi les Ingouches, historiquement plutôt fidèles à Moscou.

Selon Timour Akiev, l'une des erreurs de la Russie aura été de donner carte blanche aux forces de l'ordre pour en finir avec la menace séparatiste tchétchène. Plus les exécutions extrajudiciaires (souvent d'innocents) se multipliaient, plus la solidarité entre musulmans se consolidait contre les « infidèles ».

Jusqu'à ce que l'idée d'indépendance se transforme en projet islamiste de grand Émirat dans le Caucase du Nord. Sous la gouverne officieuse du Tchétchène Dokou Oumarov, la guérilla n'a désormais plus de frontières. « Lorsqu'on analyse la situation aujourd'hui, on ne peut plus séparer la Tchétchénie, l'Ingouchie et le Daguestan », souligne Timour Akiev.

Dans un Caucase agraire, sans industrie et dépendant des subsides de Moscou, rejoindre la guérilla est devenue une perspective d'avenir pour des jeunes hommes. Ou un moyen d'échapper au harcèlement des policiers, qui enlèvent et parfois tuent ceux soupçonnés de sympathies islamistes. En toute impunité. « À ma connaissance, au cours des huit dernières années, aucun agent n'a jamais été jugé pour ce genre de crime », relève Vakha Tchapanov.

L'idéologie islamiste devient ainsi un élément rassembleur pour une partie de la résistance et de plus en plus de jeunes prennent le maquis, selon les observateurs.

Et le mouvement se radicalise. Au coin d'une rue, un chauffeur de taxi fait l'accolade à un ami. Discrètement, il glisse dans son veston un sac plastique contenant une bouteille. La vente et la consommation d'alcool ne sont pas interdites en Ingouchie. Mais la vente peut être encore plus dangereuse que la consommation.

Au cours des trois dernières années, le journaliste Vakha Tchapanov a recensé une trentaine d'incendies dans des établissements qui vendaient de l'alcool. Ce mois-ci, un commerçant a été tué. « Au début, [les islamistes] servent des avertissements, mais ensuite ils agissent. »

Nouveau président, nouvel espoir

Malgré la situation, un espoir est né en octobre 2008 : Iounous-Bek Evkourov, nouveau président ingouche nommé par Moscou pour remplacer le très impopulaire Mourat Zyazikov, accusé d'encourager l'impunité des forces de l'ordre. « Evkourov a construit un dialogue avec la société civile, parlé avec les proches des combattants islamiques et avec ceux des policiers tués, tout en lançant la lutte contre la corruption, explique Timour Akiev. Il a compris que tous nos problèmes ne dépendent pas seulement des actions des boevikis (combattants islamistes). »

Evkourov a même soupçonné publiquement l'une des structures des forces de l'ordre de se cacher derrière l'assassinat de deux innocents. « Il a montré qu'il y a un autre modèle [de lutte contre le terrorisme] que celui du [président autoritaire tchétchène Ramzan] Kadyrov. C'est celui du dialogue, et il trouve un fort appui dans la population. »

M. Akiev note toutefois que les mesures prises n'auront d'effets qu'à long terme. « Elles devront être jumelées à la création de nouveaux emplois, sinon elles seront inefficaces. »

Tchétchénie: l'illusion de stabilité

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Presse, La Tribune/24 heures et Le Soir, le 12 août 2009.

Grozny, Tchétchénie

Moins d'un mois après le meurtre de Natalia Estemirova, une autre responsable d'ONG tchétchène, Rayana Sadoulaeva, a été retrouvée assassinée avec son mari hier près de Grozny. En dépit de la levée du régime d'opération antiterroriste en avril, les violences se poursuivent dans la petite république du Caucase menée d'une main de fer par le jeune président Ramzan Kadyrov. Les militants d'organisations humanitaires, eux, se demandent qui sera la prochaine victime.

Ça s'est passé lundi, en plein après-midi, en plein centre-ville de Grozny. Cinq hommes sont entrés dans le bureau de « Sauvons la génération ! », une organisation humanitaire locale qui s'occupe d'enfants handicapés victimes de près de deux décennies de guerre dans cette république.

Deux en civil, trois en uniforme. Ils se sont présentés à Rayana Sadoulaeva, la directrice, comme « membres des forces de l'ordre », sans montrer de pièce d'identité, ni fournir de mandat d'arrestation.

Ils sont repartis avec la femme de 34 ans et son mari, Alik Djibraïlov. Un troisième membre de l'organisation présent dans le bureau, handicapé, n'a pas été appréhendé par les agents anonymes. C'est lui qui a tout raconté à la police et aux proches de Rayana. Il a eu le temps de mémoriser le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture dans laquelle ils ont été emmenés. Leurs vies n'auront pas été sauvées pour autant.

Hier, au petit matin, leur voiture abandonnée était retrouvée un peu à l'extérieur de Grozny, dans le village où le couple habitait. Dans le coffre gisaient les corps de Rayana Sadoulaeva et d'Alik Djibraïlov.

La communauté humanitaire de Grozny est sous le choc. En moins d'un mois, elle a perdu deux de ses représentants.

L'enlèvement et le meurtre de Natalia Estemirova, collaboratrice de l'ONG russe de défense des droits de l'homme Memorial, le 15 juillet dernier, trouvait un semblant d'explication logique. Elle était une critique acerbe des pouvoirs russe et tchétchène. Elle avait été à maintes reprises menacée et Ramzan Kadyrov la détestait.

Le directeur de Memorial Moscou a d'ailleurs directement accusé le président tchétchène d'être responsable du meurtre, ce que celui-ci a nié. Natalia Estemirova dénonçait notamment les exactions commises par les milices personnelles du chef de la République, surnommées les « kadyrovtsy », de plus en plus nombreuses. Particulièrement depuis la fin officielle de l'opération antiterroriste russe il y a quatre mois.

Jusqu'à ce que Memorial suspende indéfiniment ses opérations en Tchétchénie après le meurtre de sa collaboratrice, l'organisation avait recensé quelque 80 disparitions depuis le début de l'année. C'était plus que les deux années précédentes réunies.

Mais contrairement à Natalia Estemirova, Rayana Sadoulaeva, récipiendaire en 2006 du Prix humanitaire Madame Figaro-Oenobiol, ne s'aventurait pas sur le terrain politique. « Elle s'occupait d'enfants handicapés par la guerre et n'avait jamais fait de déclaration contre le pouvoir », souligne Zaynap Gachaeva, présidente de l'ONG Écho de la guerre. Au contraire, elle collaborait avec les autorités dans plusieurs projets.

À neuf, mais pas à l'abri
À Grozny, les traces des combats ont presque totalement disparu. Sous les ordres du jeune Kadyrov et avec l'argent de Moscou, la capitale rasée par les bombardements russes fait aujourd'hui l'envie du reste du pays.

Mais assise dans l'un des nouveaux cafés modernes de l'avenue Poutine, rebaptisée par Kadyrov en l'honneur de celui qui a déclenché le deuxième conflit en Tchétchénie, Zaynap Gachaeva s'inquiète : « Vous voyez, nous vivons maintenant dans de bonnes conditions. Les rues sont neuves, tout est beau. Mais ce genre de disparitions arrive. Nous sommes sans défense. »

Les travailleurs humanitaires et défenseurs des droits de l'homme à Grozny restent habituellement prudents lorsqu'ils parlent de Ramzan Kadyrov, réputé sanguin et sanguinaire. Mais pour expliquer les meurtres de Rayana Sadoulaeva et de son mari, ils semblent sincères en excluant d'emblée une implication personnelle du président et de sa milice. « Kadyrov ne veut pas de ce chaos », analyse Assiat Malsagova, présidente du Centre de maintien de la paix du Caucase du Nord. « Ce genre d'enlèvements qui font grand bruit ne sert pas du tout ses intérêts. »

Sous couvert d'anonymat, des défenseurs des droits de l'homme accusent plutôt les « hommes à épaulettes » russes de vouloir déstabiliser à nouveau la Tchétchénie. « Une partie des militaires ne veut pas la paix. Certains vivaient du désordre en Tchétchénie, obtenaient des primes et beaucoup d'autres avantages », explique l'un.

« C'est la Russie qui a fait ça. C'est leur méthode », dit un autre membre d'ONG tchétchène, qui croit en l'implication d'agents du FSB (services secrets russes). Les autorités tchétchènes estiment de leur côté que ces meurtres ont été commis par des gens qui veulent « déstabiliser » la République, sans donner l'identité des éléments perturbateurs qu'ils accusent.

Autre explication avancée par les humanitaires : ce serait le mari de Rayana qui aurait été visé. Alik Djibraïlov, dit « Oumar », était sorti de prison il y a un an. Ancien « boevik » (combattant rebelle), il avait purgé une peine de quatre ans pour participation à un groupe armé illégal. Deux mois après sa libération, il épousait Rayana Sadoulaeva, surnommée « Zarema ».

Plusieurs anciens « boevikis » qui ont bénéficié au cours des dernières années de l'amnistie offerte par Ramzan Kadyrov pour retourner à une vie paisible ont par la suite été harcelés par les autorités. Certains ont intégré les milices de Kadyrov, lui-même ancien combattant durant la première guerre, mais pas Alik Djibraïlov.

De toute façon, l'amnistie est terminée. Désormais, ceux qui sortiront de la forêt seront systématiquement éliminés, selon la « tradition tchétchène » prônée par Ramzan Kadyrov, et non en accord avec la justice russe à laquelle devrait en principe se conformer la République. Le président Kadyrov a décidé de mener une lutte sans merci contre les combattants rebelles.

Lancés dans une guerre sainte contre le pouvoir tchétchène pro-russe « infidèle », ceux-ci réclament désormais la création d'un Émirat dans tout le nord du Caucase, étendant le conflit à d'autres Républiques musulmanes voisines, particulièrement l'Ingouchie et le Daguestan.

Toujours selon la « tradition tchétchène », le président a averti les familles qui aideraient ou seraient soupçonnées d'aider leurs proches boevikis que leur maison serait brûlée. De juillet 2008 à juillet 2009, Memorial a recensé 26 cas de ce genre.
Pire que le stalinisme

Un climat de peur « pire que sous le stalinisme » règne actuellement en Tchétchénie, confie une militante humanitaire. Selon elle, l'aggravation de la répression produit l'effet inverse de celui escompté. Un plus grand nombre de jeunes Tchétchènes rejoindraient la guérilla dans le but de venger leurs proches, tués en toute impunité.

Hier après-midi, Rayana Sadoulaeva et Alik Djibraïlov ont été enterrés dans leurs villages respectifs. Si ce double meurtre ne fait pas exception à la règle qui a cours en Tchétchénie, les coupables ne seront jamais jugés.

* Photo des funérailles de Rayana Sadoulaeva: Fabrice Gentile.

Ossétie du Sud: Un an plus tard

Reportage publié (sous différentes formes) dans les journaux La Croix, La Tribune/24 heures, Le Soir et La Presse les 7 et 8 août 2009.

Tskhinvali, Ossétie du Sud

Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, à la suite de plusieurs semaines d'escarmouches frontalières, l'armée géorgienne bombarde Tskhinvali, la capitale de la région sécessionniste de l'Ossétie du Sud appuyée par Moscou. Suit une confrontation éclair au cours de laquelle l'armée géorgienne sera littéralement écrasée par la force militaire russe. Un an plus tard, les traces de la guerre sont toujours présentes, sur le terrain comme dans les esprits. Tenue à bout de bras par la Russie, l'Ossétie du Sud veut maintenant croire à son avenir sous la protection de Moscou.
Dans une cour d'immeubles du centre de Tskhinvali, des drapeaux sud-ossètes et russes sèchent côte à côte sur une corde à linge. « Sans les Russes, il ne resterait plus rien », lance Zemfira, assise quelques mètres plus loin.

Cette femme de 35 ans est reconnaissante à la Russie d'avoir chassé l'armée géorgienne il y a un an. Les immeubles d'habitation qui entourent la cour ont pour la plupart été frappés par les bombardements géorgiens. Aujourd'hui, les façades extérieures ont été rénovées et de nouvelles fenêtres ont été installées. « Ce sont des Tchétchènes qui ont fait le travail », souligne Evelina, l'amie de Zemfira, un peu irritée.

Les Russes ont bien voulu financer la reconstruction de l'Ossétie du Sud, mais cela doit se faire à leurs conditions. Les grands chantiers n'ont commencé qu'il y a trois semaines, soit onze mois après le conflit. La plupart des travaux sont menés par des entreprises russes du Caucase du Nord, l'Ossétie du Sud, avec une population estimée entre 40 000 et 60 000 habitants, n'ayant qu'une main-d'oeuvre limitée. « Ils viennent avec leurs travailleurs, leurs spécialistes, et même leurs femmes pour leur préparer à manger ! », se plaint Evelina, qui, une fois le loyer payé, doit faire vivre une famille de trois enfants avec les 90 € qui restent du salaire de son mari militaire.

Il faut dire que, même avant la guerre de l'été dernier, la vie n'a jamais été rose en Ossétie du Sud. « Ça fait vingt ans que nous vivons comme ça. » Les habitants de ce territoire, autrefois république autonome de la Géorgie soviétique, n'ont, par exemple, jamais eu l'eau chaude.

C'est pourquoi Zourab Kabisov, directeur de la commission de reconstruction, parle surtout de « construction ». Selon lui, au-delà de son indépendance politique, la petite république doit surtout se bâtir une indépendance économique. « L'Ossétie du Sud a toujours été dépendante. Durant l'époque soviétique, nos usines étaient liées à d'autres usines ailleurs en URSS. Nous n'avons jamais eu une production de biens de première nécessité. »

Pour ce faire, cet homme d'affaires moscovite d'origine ossète, revenu à Tskhinvali il y a cinq ans, croit que la république devra miser sur les petites et moyennes entreprises du secteur agroalimentaire. Pour l'instant, l'Ossétie du Sud vit aux crochets de Moscou.

En deux ans, la Russie aura investi 10 milliards de roubles (230 millions d'euros) pour les projets de reconstruction. Elle prévoit d'en dépenser autant l'an prochain. « Nous serons toujours des frères avec la Russie, c'est indiscutable, dit Zourab Kabisov. Mais nous voudrions qu'elle nous voie comme un partenaire, comme un pays qu'elle a aidé à remettre sur pied, et non comme un poids. »

Longtemps, le seul souhait de Tskhinvali a été un rattachement à la Fédération de Russie. Lors d'un entretien avec votre serviteur, le président sud-ossète Édouard Kokoïty a toutefois laissé entendre que l'idée devait être abandonnée, Moscou n'ayant jamais montré d'intentions en ce sens.

« Oui, il y a cette volonté de notre peuple de s'unir [ls Ossètes du Nord habitent en Russie NDLR]. Mais les détails sur la forme de cette union, en prenant en compte les réalités actuelles, peuvent être multiples », a-t-il expliqué, citant l'exemple de l'Europe : « Ils ont une monnaie commune, des règlements communs, mais aucun de ces États n'a été privé de son indépendance. »
Selon Édouard Kokoïty, la Russie n'a jamais eu l'intention d'annexer l'Ossétie du Sud, comme l'en accuse Tbilissi.

Tskhinvali est toutefois bien conscient de servir de pion géopolitique à la Russie contre la Géorgie pro-occidentale, souligne la journaliste d'opposition Maria Lipy. « Nous savons très bien que la Russie a combattu pour défendre ses propres intérêts. Mais heureusement, nos intérêts coïncident avec les leurs », souligne-t-elle.

C'est pourquoi l'armée russe, si elle est invisible à Tskhinvali, protège bien les frontières de l'Ossétie du Sud, rendant peu probable une autre attaque massive en provenance de Géorgie. Russes, Ossètes et Géorgiens assurent tous vouloir éviter une nouvelle guerre, et accusent l'ennemi de se prêter à des « provocations ».

Les incidents se sont multipliés à l'approche du premier anniversaire du conflit et le spectre d'un nouveau conflit armé a du même coup resurgi. « Même ceux qui auraient les moyens de rénover leur appartement attendent, au cas où il y aurait une nouvelle guerre », dit Zemfira, rencontrée dans la cour intérieure.

Pavel, qui a combattu l'an dernier et a accompagné les troupes russes près de Gori pour « faire la peau aux Géorgiens », croit qu'une nouvelle guerre pourrait coûter cher à Tbilissi, maintenant que les Russes appuient officiellement les séparatistes. « J'espère pour eux qu'ils n'attaqueront pas encore une fois. Dans ce cas, ils perdront d'autres terres qui sont historiquement ossètes », dit Pavel, reprenant les mots du président Kokoïty, qui voudrait étendre son territoire.

Les Ossètes du Sud n'en veulent pas seulement à la Géorgie, mais aussi à la communauté internationale, accusée d'avoir un parti pris en faveur de Tbilissi. Un volontaire non armé rencontré à un poste frontière enrage : « Pourquoi l'Otan n'a pas donné un seul litre de lait à mon fils de 8 ans ? Toute l'aide humanitaire est allée en Géorgie ! », s'insurge l'homme.

Vladimir, 82 ans, habite à quelques centaines de mètres de la « frontière » géorgienne. Ce vétéran de la première guerre d'indépendance de 1991-1992 porte toujours les traces de balles géorgiennes sur son corps. Avant le conflit de l'an dernier, il allait dans les villages géorgiens voisins acheter des produits. La guerre de l'an dernier a coupé les derniers liens qui l'unissaient à la Géorgie. « Il ne sera plus jamais possible de vivre avec eux », tranche-t-il.

INTERVIEW AVEC ÉDOUARD KOKOÏTY, PRÉSIDENT DE L'OSSÉTIE DU SUD DEPUIS DÉCEMBRE 2001

Comptez-vous encore sur un rattachement à la Fédération de Russie, alors que Moscou ne semble pas montrer d’intérêt à cet égard?
La Russie a non seulement reconnu notre État, mais elle a créé des relations interétatiques normales avec l’Ossétie du Sud. Oui, il y a cette volonté de notre peuple de s’unir (ndlr: avec les Ossètes du Nord, qui habitent en Russie). Mais les détails de la forme de l’union, en prenant en compte les réalités actuelles, peuvent être multiples. Oui nous sommes prêts à nous intégrer avec la Russie, mais pas dans la Russie. La Russie n’a jamais eu l’intention d’annexer les territoires ossète et abkhaze.

Qu’attendez-vous de la communauté internationale?
Malheureusement, nous remarquons que la communauté internationale n’a pas tiré de conclusions sérieuses des événements qui sont arrivés (l’an dernier). Ils auraient pu et peuvent agir sur la Géorgie. Ils peuvent arrêter de l’armer. Le plus rapidement renonceront-ils à leur approche tendancieuse et à leur double standard, le mieux ce sera.

Pourquoi n’y a-t-il pas d’observateurs européens en Ossétie du Sud?
(Avant la guerre), les représentants de l’OSCE qui remplissaient une mission concrète n’ont pas réagi aux violations du côté géorgien. Ils n’ont pas enregistré les cas de tirs ou de meurtres de nos citoyens. Ils se sont tus sur ces faits. Et les observateurs européens font la même chose aujourd’hui.

Un nouveau conflit est-il possible?
Nous ne voulons pas de guerre. Nous sommes un peuple pacifique. Nous avons subi trois génocides de la part de la Géorgie. Nous appelons encore une fois l’administration géorgienne à réfléchir et à cesser ses actions provocatrices et revanchardes. Nous demandons depuis plus de quatre ans à la Géorgie de signer un accord de non-utilisation de la force (pour régler le conflit), mais elle refuse.