dimanche 20 avril 2008

Tchétchénie : tyrannie, reconstruction et paix fragile

Article paru dans le journal La Presse le 19 avril 2008 sous le titre «Peur et paix». En voici une version un peu plus longue, avec quelques notes historiques.

Frédérick Lavoie
Collaboration spéciale
Grozny, Tchétchénie

Ravagée par deux guerres sanglantes entre 1994 et 2000, la Tchétchénie commence à reprendre son souffle. Sous la main de fer du jeune président et ancien rebelle Ramzan Kadyrov, la capitale Grozny se reconstruit à une vitesse vertigineuse. Mais la stabilité de la petite république demeure fragile. Des combattants indépendantistes se cachent toujours dans les montagnes et des jeunes, frustrés par les injustices du pouvoir, quittent tout pour rejoindre la guérilla.

Il y a encore un an, Malika (faux nom) devaient acheter son eau à un marchand ambulant au bas de son édifice à logements. Elle devait ensuite trimballer à pied les seaux jusqu’à son appartement du huitième étage. «Quand nous avons eu l’eau courante, ce fut une vraie fête!» se rappelle la soixantenaire, qui attend sous peu l’arrivée de l’eau chaude, promise par les autorités.

L’an dernier, son édifice a subi une cure de jouvence, gracieuseté de l’État. De l’extérieur, avec son étincellante tôle beige et verte, on jurerait que l’immeuble situé sur la route de l’aéroport est flambant neuf. «Ils ont refait la facade, nous ont posé de nouvelles portes et fenêtres et un système de chauffage. Pour le reste ils ont dit "arrangez-vous!"», précise toutefois Malika, qui à ses frais répare petit à petit son appartement pratiquement entièrement détruit par les bombes.

Pour l’ancienne directrice de restaurant, réfugiée en Ingouchie voisine durant la guerre, la vie demeure beaucoup plus difficile qu’avant les conflits. «Avant nous étions riches, notre ville était belle et verte», se rappelle la dame, qui doit aujourd’hui survivre avec une retraite d’un peu plus de 100$ par mois. Son mari, resté à la maison durant la guerre pour empêcher les vols, a été assassiné en 2000 sur le même étage par les forces russes.

Le maître Kadyrov

Sur la rue de la Paix, à quelques centaines de mètres du grouillant marché de Grozny, Magomed et ses hommes construisent un petit édifice qui abritera un magasin. Lorsqu’on lui parle de Ramzan Kadyrov, le président tchétchène accusé par les défenseurs des droits de l’homme d’avoir instauré un régime «totalitaire» dans la république, Magomed lève le pouce en l’air. «Il est super. Oui, il est rude, mais ça ne peut pas être autrement! Sinon ceux qui sont assis en haut (les fonctionnaires) ne voudraient pas travailler. Il est énergique, il n’est pas paresseux. Il pourrait venir à tout moment ici et nous demander comment le chantier avance», assure Magomed, 57 ans, en remplissant d’eau une cuve à ciment.

Dans la capitale, il ne fait aucun doute que l’ancien rebelle Kadyrov, rallié à Moscou entre les deux guerres et nommé chef d’État à 30 ans l’an dernier par Vladimir Poutine, est le maître des lieux. Ses miliciens personnels, surnommés kadyrovtsy, se promènent nonchalamment dans les rues, mitraillette en bandouillère.

Ramzan, comme l’appelle simplement les Tchétchènes, a instauré un véritable culte de la personnalité de son père Akhmad, le président tué lors d’un attentat dans le stade de Grozny en 2004. Le stade entièrement rénové porte désormais son nom, tout comme la nouvelle grande mosquée, la rue principale et une chic école fraîchement bâtie, alors que d’immenses portraits de lui son accrochés un peu partout.

Malgré les tendances mégalomanes du jeune Kadyrov, même les défenseurs des droits de l’homme lui attribuent une bonne partie des réussites dans la reconstruction d’après-guerre. «Il essaie de plaire à tout le monde et il veut régler les problèmes», souligne Timour Akiev, analyste pour la réputée ONG russe Memorial. Il déplore toutefois l’absence de plan à long terme du président, qui fonctionne surtout selon ses impulsions et humeurs du moment.

Memorial avait refusé de travailler avec Kadyrov par le passé, le considérant comme un criminel de guerre. Mais lorsque le président a invité l’organisation à collaborer, ses membres ont compris que c’était une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser. «Il en allait de la sécurité de nos membres,» explique M. Akiev. «Il fait beaucoup de choses pour sa population, mais sa popularité est surtout basée sur la peur de sa personne.»

Malika confirme : «On ne peut même pas se plaindre de quoi que ce soit lorsqu’on est en transport en commun. Kadyrov a des oreilles partout».

Un équilibre fragile
Le président tchétchène Ramzan Kadyrov a beau qualifier sa république de «plus calme de toute la Russie», la réalité n’est pas encore aussi rose. Huit ans après la fin officielle des combats, la Tchétchénie demeure une «zone d’opération anti-terroriste» et les tensions restent vives entre les groupes tchétchènes loyaux au Kremlin.

Lundi dernier, la milice personnelle de Kadyrov et des soldats tchétchènes d’un bataillon du ministère de la Défense ont échangé des coups de feu pour une banale histoire de priorité de passage routier. L’incident a coûté la vie à deux militaires et a fait craindre une scission entre les groupes ralliés à Moscou, souvent d’anciens rebelles, qui restent craintifs face au pouvoir russe. Le président Kadyrov a rapidement nié toute mésentente.

Quant aux combattants indépendantistes qui ont refusé toutes les offres russes, ils n’ont pas dit leur dernier mots. Ils se réclament désormais du jihad mondial et revendiquent l’instauration d’une république islamiste non seulement en Tchétchénie, mais dans tout le Caucase. Les autorités estiment qu’il ne sont plus qu’environ 500, retranchés dans les montagnes, mais les habitants de Grozny rencontrés par La Presse étaient tous convaincus que ce nombre est fortement sous-évalué.

Le 19 mars, un commando d’une cinquantaine de boevikis («combattants», en russe) a envahi le village d’Alkhazourovo, au sud-ouest de Grozny. Ils ont tué près d’une dizaine de policiers et civils, incendié l’administration locale, avant de reprendre la fuite dans les montagnes. «On ne peut pas exclure que [des rebelles] puissent entrer à nouveau dans Grozny,» prévient ainsi Timour Akiev, analyste pour l’ONG russe Memorial.

Une bijoutière tchétchène de 40 ans, qui préfère garder l’anonymat par peur de représailles, raconte que deux jeunes hommes de sa famille ont récemment joint la guérilla. Selon elle, ils l’ont fait avant tout parce qu’ils sont des musulmans «très croyants» et pour venger leurs frères, tués par l’armée russe et des kadyrovtsy.

Timour Akiev croit que plusieurs Tchétchènes continueront à se joindre aux boevikis tant qu’ils ne pourront faire confiance aux autorités pour leur faire justice. «Actuellement, ceux en uniforme (les kadyrovtsy) font la loi comme il leur plaît. La seule façon de se venger, c’est de prendre une arme et de tuer.»
-30-

Dix-sept ans de conflit

1991 : En novembre, un mois avant la chute de l’URSS, la Tchétchénie déclare son indépendance. Les nationalistes tchétchènes expulsent des centaines de milliers de Russes.

1994 : Le président russe Boris Eltsine envoie l’armée, sous-équipée et mal préparée, pour forcer la réintégration de la Tchétchénie à la Fédération de Russie.

1996 : Signature du traité de Khassavouirt entre le général russe Aleksander Lebed et le chef rebelle tchétchène Aslan Maskhadov. L’accord met un terme aux hostilités et assure le droit à l’autodétermination du peuple tchétchène.

1999 : Après une vague d’attentats en Russie revendiquées par le chef de guerre tchétchène islamiste Chamil Bassaïev, le nouveau premier ministre russe Vladimir Poutine envoie à nouveau les troupes russes dans la république rebelle.

2000 : Fin officielle des hostilités. Moscou installe au pouvoir le moufti Akhmad Kadyrov, ancien rebelle. Les deux guerres auront fait plus de 100 000 morts côtés russe et tchétchène et des centaines de milliers de réfugiés. Depuis lors, les combats sporadiques entre les autorités et des rebelles retranchés dans les montagnes ont progressivement diminué, tout comme les exactions et les enlèvements de civils.

Tchétchénie

Statut : République autonome, membre de la Fédération de Russie
Population : 1,2 million
Superficie : 16 100 km2
Capitale : Grozny (environ 250 000 habitants)
Langues : tchétchènes et russes
Religions : musulmane (sunnite d’obédience soufi), Église orthodoxe russe
Composition ethnique : Tchétchènes, 93%, Russes, 3,7% (avant la guerre, 30%)
Sources : La documentation française et site web du gouvernement tchétchène

mardi 15 avril 2008

Nuit blanche à Moscou pour la sainte Flanelle

Article publié dans le journal La Presse le 15 avril 2008 et sur cyberpresse.ca
Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

Moscou - Non, Moscou n'est pas hockey. Du moins, ce n'est pas la folie comme à Montréal. Les Kovalev et Markov sont admirés, mais peu de Moscovites sont prêts à passer une nuit blanche pour regarder les Glorieux jouer 7000 km et huit fuseaux horaires plus à l'ouest. Mais on peut toujours compter sur quelques fans finis...

Il était près de quatre heures du matin dans la nuit de dimanche à hier, dans le sous-sol du casino Metelitsa, en plein coeur de la capitale russe. L'écran géant quittait une partie de baseball pour diffuser le match Bruins-Canadien. Les dernières secondes du premier vingt s'égrainaient en faveur de Boston. Les quatre téléspectateurs (cinq avec le représentant de La Presse...), réunis dans l'un des seuls endroits de Moscou retransmettant le match, avaient raté le premier but de Milan Lucic.

À chaque jeu avorté du Tricolore, Mikhaïl Melnikov lance un juron en russe, qui fait habituellement référence au plus vieux métier du monde.

Lorsque Tom Kostopoulos enfile laborieusement la rondelle dans le filet de Tim Thomas en deuxième période, son collègue Kiril et lui lèvent les bras dans les airs. Au travers de son épaisse barbe, Mikhaïl lâche un cri de soulagement. La salle pratiquement vide reste de marbre. Les sons des machines de vidéo-poker demeurent en avantage numérique.

Tatoué depuis 1976

Mikhaïl Melnikov n'est pas un partisan des Habs de la dernière pluie. Aucun lien avec la présence d'Andreï Markov et Alex Kovalev dans l'alignement. "Je l'étais déjà sous Dryden!" lance-t-il.

En fait, Mikhaïl Melnikov a la sainte Flanelle tatouée sur le coeur depuis le 1er janvier 1976. Très précisément. Ou plutôt, le 31 décembre 1975, heure de l'Est, et le lendemain, heure moscovite.

Il était aussi 3h du matin à Moscou cette nuit-là, lors de la mise au jeu initiale du troisième match de la Super série, disputé au Forum de Montréal. En tournée dans la LNH, le CSKA de Moscou visitait le Canadien. Le jeune "Micha", alors âgé de 9 ans, avait eu la permission de passer la nuit blanche avec son père pour regarder la partie.

"En Union soviétique, on ne diffusait pas les matchs de la LNH à la télévision, et là on avait une chance de les voir. Ça a été un cadeau grandiose pour le Nouvel An", se remémore celui qui est devenu commentateur de hockey sur la chaîne de télévision privée NTV-Plus.

Il aura par la suite dû attendre près de deux décennies pour revoir ce match, qui s'était conclu par un verdict nul de 3-3. "La télévision soviétique avait effacé les cassettes." À la chute de l'URSS, Mikhaïl Melnikov a pu se procurer les enregistrements canadiens. Il les conserve toujours et regarde encore à l'occasion cette collision frontale entre les styles de jeu soviétique et nord-américain, qui l'a marqué à vie.

"Ici, on considère que c'est le meilleur match qui a été joué au XXe siècle, explique-t-il. Ceux qui ont été éduqués en regardant ce match prennent pour Montréal. Nos meilleurs commentateurs sont tous pour Montréal."

Mikhaïl Melnikov estime que pour la "première fois en six ans", le Canadien peut prétendre aux grands honneurs. Il note que "sans Koivu, Kovalev est devenu l'un des leaders. Avant, il n'aimait pas travailler, et maintenant il est l'un des meilleurs. Cette saison, il a joué avec des jeunes et c'est à ce moment qu'ils ont commencé à bien jouer", analyse-t-il, ajoutant que Kovalev est très apprécié des journalistes russes non seulement pour ses talents, mais pour sa personnalité.

Le mois prochain, Mikhaïl Melnikov se rendra pour la première fois au pays des Habitants. Il couvrira pour le journal Gazeta le Championnat du monde de hockey, disputé à Québec et Halifax. Avec un peu de chance, il pourra peut-être prolonger son séjour et participer au défilé de la victoire sur la rue Sainte-Catherine...

dimanche 13 avril 2008

Découvrir la Russie, et comprendre le Saguenay

Portrait publié dans le journal Progrès-Dimanche (Saguenay) du 13 avril 2008

Lavoie, Frédérick
Collaboration spéciale

MOSCOU - En débarquant en Russie en septembre dernier, François Dubé s'attendait bien à reconnaître son Saguenay natal dans les paysages du plus grand pays du monde. Mais il ne pensait pas faire autant de parallèles entre les défis de sa région, de sa province et ceux des Russes.

C'est avant tout "pour apprendre le russe" que l'étudiant de 22 ans a décidé de venir étudier huit mois au Centre Moscou-Québec, rattaché à l'Université d'État des sciences humaines de Moscou (RGGU). "En science politique, ce serait ridicule d'affirmer connaître un pays sans en connaître sa langue," dit celui qui a déjà complété deux années de baccalauréat dans cette discipline à l'Université Laval. Il loge gratuitement aux résidences de la RGGU, en échange de quoi il enseigne le français à des étudiants russes.

François s'intéresse particulièrement au sort des minorités ethniques dans la Fédération de Russie, faisant un parallèle avec celui des Québécois dans le Canada. Il compte d'ailleurs écrire une thèse de maîtrise sur le sujet. "Même si nos peuples sont différents, on fait face aux mêmes défis, dont celui de conserver sa langue."

Il s'étonne ainsi que le Québec n'ait jamais développé de liens avec les régions russes. "On a une expertise en matière de minorités et on ne cherche pas à l'exporter!" s'étonne-t-il, assurant qu'il compte bien changer les choses à ce sujet au cours des prochaines années.

Depuis son arrivée en ex-URSS, François a passé des journées et des nuits entières en train ou en autobus pour aller à la rencontre des peuples minoritaires ossète, daghestanais, et tchouvache. "Tu as beau lire des millions de textes, c'est en parlant avec les gens que tu peux vraiment comprendre [un pays]", est maintenant convaincu l'ancien élève du Séminaire et du Cégep de Chicoutimi.

Pour se rapprocher de ces peuples, François s'est même inscrit à des cours de langue tatare (proche du turc), parlée par l'une des plus importantes minorités du pays. Selon lui, le Québec a aussi beaucoup à apprendre des Tatars, qui ont su "s'affirmer en tant que peuple" pour ensuite négocier leur statut "d'égal à égal" dans la fédération, lors de l'éclatement de l'Union soviétique en 1991.

François parle avec passion d'un récent voyage en République de Tchouvachie, où dans de petits villages, il a rencontré de vieilles grand-mères et de jeunes enfants qui parlaient encore leur langue maternelle, "malgré 70 ans de communisme" et la mondialisation. "Ils écoutent Britney Spears, mais ils parlent encore tchouvache!" lance-t-il.

Au Saguenay comme en Russie

Dans les régions russes, François a aussi un peu redécouvert la sienne. "J'adore Moscou, mais ce n'est pas ma ville. Je m'identifie plus aux régions russes, aux villages, qu'aux grosses villes industrielles."

Il a également noté qu'en Russie, les populations éloignées des grands centres sont aux prises avec le même défi que celles du Québec : les ressources sont exploitées chez eux, mais les richesses s'accumulent dans les grandes villes. "Tu en prends conscience ici, parce que [l'écart] est plus grand," dit François, le deuxième des quatre enfants de Ghislain Dubé et Hélène Grégoire.

Même s'il se dit très "attaché" au Saguenay, François n'entrevoit pas son avenir dans la région "telle qu'elle est maintenant." "On doit prendre conscience qu'il faut un meilleur leadership pour le développement de nos régions," soutient-il.

Selon lui, la faute revient aux "élites régionales" qui ne favorisent pas l'ouverture de la région sur le monde et découragent ainsi les jeunes Saguenéens branchés sur la planète à revenir y investir leur savoir et savoir-faire.

Chronique d'errance #13: La mort de la guerre

Écrite dans une Moscou sans coeur, par obligation...

Il était une guerre. Partie d’un dérapage d’intensité. De l’explosion de volontés de vivre plus fort. D’ambitions de se changer les mondes pour le mieux.

Il était une guerre, comme toutes les guerres. Qui avec les premières blessures qui s’empilent, en oubliait ses raisons de déclenchement. Et ne pouvait plus s’arrêter la haine de l’amour déraillé. L’emprisonnement des libérations promises.

Il était une guerre qui s’éloignait de la paix. Plus ses terrains se minaient. Plus ses idéaux s’aigrissaient. Les rancunes se formaient de nouveaux champs de bataille. Toujours plus grands. Toujours plus loin de l’objectif initial.

Il était une guerre qui comme toutes les guerres n’avait plus aucun sens. Blessait pour blesser, au coeur de la faiblesse de l’autre. Se disant que l’autre ne sentait, ne ressentait plus rien de toute façon. La guerre ou la vie amère l’avait insensibilisé, disait-on.

On blessait donc pour rien, puisqu’on ne croyait même plus faire mal. Pour rien, ou pour oublier ses propres blessures sales à panser. Attaquer pour forcer l’autre à nous guérir.

Il était une guerre morte au bout de son sang, au bout de son non-sens. On a fini par la tuer pour lui survivre. Elle gît sur le plancher absurde de nos souvenirs. Autour d’elle, le bon et le mauvais étouffent sans distinction sous les ruines des âmes exténuées. Qu’elle est belle, morte, la guerre, finalement.

Certes, le poids de son cadavre est encore lourd sur nos consciences meurtries. Il reste encore à se pardonner nos offensives, et à pardonner à ceux qui nous ont offensés. Se pardonner à soi-même de s’être fait si mal à faire du mal. Mais au fil de sa décomposition libératrice, la guerre abattue prendra petit à petit le teint de la paix.

Aidons l’espoir à l’espérer.

jeudi 3 avril 2008

Des fidèles russes d'une secte apocalyptique refont surface

Article publié dans La Presse le 3 avril 2008 et sur Cyberpresse.ca

Frédérick Lavoie
Collaboration spéciale
Moscou

Pas facile d’attendre la fin du monde sous terre. Hier, trois des derniers adeptes de la secte orthodoxe russe Jérusalem des montagnes, retranchés dans un abri depuis cinq mois, sont retournés à la vie terrestre.

En novembre dernier, à l’appel de leur chef spirituel Pavel Kouznetsov, 35 membres de la secte s’étaient installés dans la cavité d’un ravin, près du village de Nikolskoïe (700 km au sud-est de Moscou).

Ils emportaient avec eux toutes les provisions nécessaires pour survivre jusqu’à l’Apocalypse, que leur gourou leur prédisait pour mai.

Les autorités s’inquiétaient particulièrement du sort des enfants qui se trouvaient parmi eux, dont un bébé de moins de 2 ans, qui est finalement sorti hier avec sa mère et sa sœur de 15 ans. Des géologues avaient prévenu des dangers de glissements de terrain, qui menaçaient d’engloutir tous les croyants.

Signe de Dieu

Vendredi, un premier effondrement du sol avait convaincu sept disciples à retourner à la surface. Ils s’étaient auparavant vu garantir par les autorités qu’ils pourraient attendre l’Apocalypse tranquillement dans la maison de leur chef à Nikolskoïe, situé dans la région de Penza.

Mardi, 14 autres membres de la secte ont quitté l’abri, pour aussitôt se cloîtrer afin de prier, refusant toute aide médicale. « Ils disent que Dieu leur a envoyé un signe, leur ordonnant de sortir après le quatrième effondrement », avait alors indiqué le vice-gouverneur de la région, Oleg Melnitchenko.

Pour convaincre les 11 récalcitrants toujours sous terre, les autorités ont libéré provisoirement leur gourou, interné pour démence dans un hôpital psychiatrique. Pavel Kouznetsov fait face à des accusations criminelles pour incitation à la haine religieuse et pour création d’un groupe religieux qui utilise la violence contre des citoyens.

Selon les autorités, il a prévenu hier ses fidèles que Dieu lui-même avait fait s’effondrer une partie du refuge afin qu’ils sortent, spécifiant que d’agir contre la volonté du Tout-Puissant serait un gros péché.

Une secte parmi d’autres


La secte de Jérusalem des montagnes n’est qu’un cas « extrême » parmi plusieurs autres mouvements du genre dans l’Église orthodoxe russe, explique Aleksander Verkhovsky, directeur du Centre Sova, qui étudie les phénomènes religieux dans le pays.

« Il y a quelques milliers de croyants (orthodoxes) en Russie qui s’en font sérieusement avec leur numéro d’assurance sociale, dans lequel ils voient des signes de la venue de l’Antéchrist. » Les disciples de Kouznetsov qui sont sortis de leur abri ont ainsi obtenu des autorités une vache, refusant catégoriquement de boire du lait commercial sous motif que les codes barre pouvaient contenir des messages sataniques.

Selon des estimations, il y aurait en Russie plus de 700 sectes, païennes ou dérivées des religions traditionnelles. Pavel Kouznetsov, ancien ingénieur électrique qui a tout laissé tomber il y a cinq ans pour s’installer à la campagne et propager ses croyances, est un « un simple croyant qui a commencé à se prendre pour un prophète, » soutient Aleksander Verkhovsky. « C’est un leader charismatique traditionnel ».

M. Verkhovsky souligne toutefois que les sectes apocalyptiques dans l’Église orthodoxe sont en perte de popularité aujourd’hui, après avoir connu leur apogée au début de la décennie. « Quand de tels mouvements sont en déclin, il apparaît des éléments plus radicaux. » Comme le groupe de Kouznetsov.

mercredi 2 avril 2008

Rien pour freiner la montée du racisme en Russie

Article publié le 2 avril 2008 dans le journal La Presse et sur Cyberpresse.ca

Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Moscou

Un portier ouzbek tué de plusieurs coups de couteau à Moscou, sept travailleurs étrangers violemment battus à Kaliningrad, un Kirghize égorgé à Saint-Pétersbourg...

Il ne se passe pratiquement pas une journée sans qu'un crime à caractère raciste ne soit commis en Russie. Dans un contexte où les autorités politiques et religieuses jouent à fond la carte du nationalisme, la très grande majorité de ces attaques demeurent impunies.

Autour d'une table, le père Pavel explique à une dizaine de skinheads néonazis pourquoi il est important de défendre sa patrie.

«Les mosquées poussent comme des champignons. Si on ne fait rien, on pourrait se lever un matin dans un pays musulman», prévient le prêtre orthodoxe.

Nous sommes dans le charmant édifice du Fonds international des écritures et de la culture slaves de Moscou. En ce lundi soir, des skinheads âgés de 17 à 21 ans sont venus assister à un cours de nationalisme religieux offert par l'Union slave («Slavianski Soyouz», ou « SS», les mêmes initiales que la police nazie).

Plus habitués à parcourir les rues de la ville en soirée pour se battre «pour une humanité blanche», plusieurs des jeunes admirateurs d'Hitler, garçons et filles, somnolent durant le long exposé du prêtre.

Le père Pavel leur rappelle comment les musulmans ont torturé des soldats russes lors de l'invasion soviétique de l'Afghanistan et en Tchétchénie. « Comment quelqu'un peut-il penser agir ainsi au nom de Dieu!? Chez eux, c'est possible», tranche-t-il.

Quelques minutes plus tard, il raconte pourtant l'histoire d'un Russe qui, en priant, a tué 19 Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. Sans en rater un seul, ni gaspiller une seule balle. «Vous voyez, la force de la foi? ajoute l'homme d'Église à la longue barbe grisonnante. La prière donne un sens à tes actions. Elle t'aide, elle te purifie et il devient plus facile de prendre les bonnes décisions.»

Sergueï, 21 ans, crâne rasé, l'interrompt. « Mais si tu tues quelqu'un, ce sera tout de même un péché, non?» «Puisque la vie n'est pas parfaite, répond le père Pavel, parfois on est obligé de prendre l'épée et de punir.»

Selon lui, la Russie doit se défendre contre les invasions d'étrangers. «Quand ils viennent ici comme des colonisateurs et ne respectent pas nos valeurs, on ne peut que les traiter comme des occupants.»

Au cours des deux premiers mois de l'année, 26 personnes sont mortes et 75 ont été blessées en Russie à la suite d'attaques à caractère racial. La plupart étaient des travailleurs étrangers originaires d'anciennes républiques soviétiques à majorité musulmane d'Asie centrale ou du Caucase. Les attaquants étaient surtout des skinheads. Ils seraient plus de 70 000 dans le pays, selon les estimations du Centre Sova, organisme qui étudie la xénophobie et le nationalisme. La moitié d'entre eux seraient «actifs», c'est-à-dire prêts à commettre des actes de violence.

Les crimes racistes sont en hausse constante d'environ 20% par année depuis 2004 en Russie, mais une poignée seulement sont punis: 23 verdicts de culpabilité en 2007, contre 67 meurtres racistes et quelque 600 attaques.

Poutine responsable

Le mois dernier, le président sortant et futur premier ministre Vladimir Poutine a promis à ses homologues d'Asie centrale et du Caucase, préoccupés par les attaques contre leurs ressortissants, de lutter contre ces crimes.

Galina Kojevnikova, vice-directrice de Sova, n'en croit pas un mot. «Il le dit pour un public étranger,» soutient-elle, jugeant que son discours est bien différent lorsqu'il s'adresse aux Russes.

Selon elle, si le régime Poutine n'est pas directement responsable de la montée du racisme en Russie, qui date de la fin des années 90, «il est responsable de sa légalisation». Au lieu de combattre ce «nationalisme ethnique classique», il l'a justifié en se positionnant pour la défense des intérêts des Russes de souche, explique Mme Kojevnikova.

«Avant, les gens se gênaient pour dire qu'ils étaient d'accord avec le slogan La Russie aux Russes''. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, puisqu'ils l'entendent de la bouche même de leurs leaders les plus populaires!» Selon un récent sondage du Centre Levada, 55% des citoyens russes appuient ce slogan.

Les néonazis s'organisent

Peu inquiétés par des autorités qui partagent en bonne partie leur point de vue, les groupes racistes comme l'Union slave ont eu le champ libre pour se développer au cours des dernières années. En plus d'étendre leurs actions dans les régions, ils ont également trouvé des appuis moraux et financiers importants chez des fonctionnaires, des agents des services de sécurité, des politiciens et des membres du clergé orthodoxe.

Aucune institution n'appuie officiellement la xénophobie ambiante, précise toutefois Galina Kojevnikova. «Il y a des prêtres d'extrême droite, mais ils parlent en leur nom personnel.»

L'an dernier, une quarantaine de meurtres ont été attribués à des membres de l'Union slave. Malgré tout, l'organisation demeure tout à fait légale. Son chef, Dmitri Demouchkine, indique que ses membres-assassins ont agi par eux-mêmes et que la SS ne peut donc être tenue responsable de leurs actes.

«Nous rejetons catégoriquement ce genre d'actions,» ajoute même l'ancien skinhead, qui avoue avoir déjà participé à des pogroms et des meurtres racistes dans son adolescence, sans toutefois vouloir entrer dans les détails.

«Je comprends les skinheads d'agir ainsi, mais la méthode qu'ils ont choisie n'est pas efficace», dit le néonazi de 29 ans, détenteur de deux diplômes universitaires. «Peu importe combien ils en tuent, ils ne pourront pas simplement éliminer les deux millions d'Azéris de la diaspora de Moscou.» Selon lui, il faudrait avant tout que les autorités limitent au maximum l'immigration. En fait, la capitale russe accueille quelque 650 000 personnes originaires d'Asie centrale ou du Caucase.

À la fin de la leçon de nationalisme religieux, La Presse a demandé au père Pavel si les pogroms contre des étrangers organisés par les skinheads constituaient à son avis une bonne façon de «défendre sa patrie». Le prêtre a préféré laisser les jeunes juger par eux-mêmes. «Quand ils auront l'âme purifiée, ce sera clair pour eux comment il faut agir.»

Sergueï a compris les mots du religieux comme une caution de son point de vue. « Il faut croire en soi, croire en sa foi», dit le jeune homme, après nous avoir montré les mots «Russia» et « Aryen» qu'il s'est fait tatouer sur le coeur. «Nous pouvons nous battre. Il faut nous unir pour défendre notre Russie.»