lundi 30 juillet 2007

La corruption nécessaire

Moscou (Russie)

-Fred! J’ai eu mon passeport!
- Tu as payé [un pot-de-vin], donc?
- Bien sûr.

Il a attendu cinq mois pour avoir son passeport pour l’étranger (en Russie, les citoyens ont aussi un passeport intérieur qu’ils doivent toujours porter sur eux). Il a payé 500 roubles (25$ CAN) à l’État pour le passeport. Et 2000 à la fonctionnaire du service des passeports.

Il a envoyé son père pour faire plus sérieux, pour que les choses débloquent. Après cinq mois de «Ha! Votre passeport, je ne sais pas quand il sera prêt. Il faut encore obtenir l’autorisation de votre région d’origine...etc».

Son père a tout simplement demandé «C’est combien?», elle lui a répondu «Comme vous voulez». Il a mis 2000 RUB sur la table. En 15 minutes, l’autorisation de la région d’origine n’était plus nécessaire et le passeport était prêt. La photo collée, tamponnée.

Mon ami raconte que la fonctionnaire se promène dans une belle voiture flambant neuve et semble plutôt bien gagner sa vie malgré les salaires peu élevés de la fonction publique.

Je pourrais arrêter mon histoire ici. La fonctionnaire crapuleuse, le jeune homme qui rêve d’étranger, l’État dysfonctionnel. J’irai plus loin. Parce qu’il y a des explications plus complexes que le Bien et le Mal.

En Russie, plusieurs fonctionnaires sont corrompus, non seulement parce que le système bureaucratique défaillant rend possible les malversations... mais aussi parce qu’il les rend parfois essentielles pour que tout ne soit pas bloqué.

À la chute de l’URSS en 1991, les autorités de la Fédération de Russie ont eu à adopter rapidement les lois et les règles de leur nouvel État de droit. La législation de ce pays démocratique et capitaliste ne pouvait évidemment être calquée sur celle de la défunte Union soviétique. Elle ne pouvait que s’inspirer des États occidentaux qui venaient de «gagner» la Guerre froide, la guerre des modèles.

Mais transposer un modèle X dans un pays Y à la réalité tout autre ne se fait pas sans heurts.

Les fonctionnaires russes – et les citoyens – sont encore aux prises aujourd’hui avec plusieurs des contradictions de ces lois adoptées à la va-vite il y a 15 ans et que les différentes modifications législatives n’ont pas permis de corriger entièrement: le formulaire A est nécessaire pour obtenir le formulaire B... mais le formulaire B est aussi nécessaire pour obtenir le formulaire A. Et puisque personne n’a le pouvoir de soustraire l’obtention du formulaire A pour se procurer le B...on s’arrange «à l’amiable» pour contourner la loi cul-de-sac.

Le citoyen paie et obtient ce dont il a besoin, parfois encore plus rapidement qu’il ne l’aurait eu dans un système fonctionnel. Le fonctionnaire peut acheter deux places au théatre pour sa femme et lui. Et tout le monde est content. Sauf celui qui n’a pas d’argent pour payer.

Mais de toute façon, celui qui n’a pas d’argent n’a pas de pouvoir. Et ceux qui ont le pouvoir et l’argent trouvent leur compte dans les failles du système. Donc personne – ou presque – qui serait en position de rendre logique et fonctionnel le système légal n’a la volonté pour le faire ni intérêt à le faire. Et la corruption continue.

En Russie, comme dans plusieurs pays en développement, la corruption est difficile à enrayer parce qu’elle sert à la fois à créer des injustices et à en éliminer d’autres, causées par l’illogisme du système.

Quelqu’un a-t-il une solution?

mercredi 18 juillet 2007

Chronique d’errance #10: réalité vs désirs

Écrite les 17 et 18 juillet 2007, enregistrée le 18 aux petites heures, dans une Moscou trop grande pour un coeur errant exténué

Il ne faut pas accepter la dictature de la réalité sur nos désirs.

La réalité en face, ce n’est qu’un amas de peurs d’échec, de peurs de déception et de souffrance, qui veut nous empêcher de foncer plus fort et plus loin dans ce qu’on désire et mérite vraiment comme bonheur.

La réalité n’est pas vraiment plus réelle que nos désirs, alors que nos désirs, eux, sont plus désirés que la réalité. Avantage désirs.

On n’a pas à laisser la réalité exister à sa guise si elle ne cadre pas avec nos désirs véritables: nos ambitions, nos amours, nos folies. Il faut fomenter des révolutions contre elle, la mutiner, la débâtir et la reconstruire à notre image.

Si on est prêt à traverser le désert, si on est prêt à la grande marche, à tous les intempéries pour aller au bout de nos plus forts désirs, à les rendre réalité, on n’a pas le droit de laisser une peureuse réalité nous empêcher de les accomplir. Parce qu’à l’autre bout, il y a le bonheur, le vrai. Et au nom de la vie, la vraie, on n’a pas le droit de le laisser filer.

Mais il faut être prêt à faire l’effort, si on croit que ça en vaut la peine. Une réalité, ça ne se change pas les bras croisés, sans se salir, et encore moins sans batailles contre nos peurs de ne pas arriver à une nouvelle réalité satisfaisante, aboutie et accomplie, à notre image.

Il faut avoir le courage de nos sentiments. Le courage de se laisser tomber par en haut pour la force du coeur. Le courage de tout reconstruire, même si c’est de zéro, pour ce qui en vaut vraiment notre peine.

Sinon, on le regrettera à jamais. On regrettera de ne pas avoir eu le courage d’avoir vécu.

lundi 16 juillet 2007

Chronique d’errance #9: Nostalgie


Écrite et enregistrée le 16 juillet 2007 dans la cuisine du sixième étage du korpus 4 de l’Université d’État des sciences humaines de Moscou, Russie (хроника написанна и записанна 16-ого июля 2007 в кухне 6-ого этажа 4-ого корпуса РГГУ, Москва, Россия)


Il faut du courage pour revenir sur un lieu de bonheur trop fort, trop intense.

Il faut du courage, parce que ça ne sera plus jamais pareil. Mais c’est plus fort que nous, on doit y retourner.

Le décor y est encore, presque inchangé. Des détails différents, le cadre est un peu usé. Mais pour nos yeux, tout ce qui est visible, ce sont les souvenirs d’un temps hors du temps, parce que plus fort que le temps.

On pose les pieds à l’endroit précis d’une émotion qui fut trop forte. On revoit ces personnes qui en furent responsables. Leur sourire, leurs larmes, leur âme ouverte à n’en plus finir parce qu’il y a de ces lieux, de ces situations, où il est impossible d’être autre chose que soi. Soi à vif, à vive allure.

La vie quotidienne n’était pas banale dans ces lieux, parce qu’il y avait ces êtres qui nous imprégnaient de leur ouverture d’âme, étroitesse de couloir oblige.

L’amitié, l’amour, la cuisine, la fête, le temps à perdre savouré à plein esprit.

Un univers bancal en parfait équilibre avec notre instabilité de coeur. Plus fort. Plus fort. C’est tout ce qui comptait. Et à nous de vivre avec les dommages collatéraux, les coeurs échoués, les renversés, les survoltés; à nous de vivre avec les coeurs arrivés, les coeurs usés, ceux qui doivent partir, se détacher.
***
On revient un jour à ces endroits hors du temps, peut-être pour faire le point. Sur le temps. Celui d’après cette période trop forte, celui d’avant même, et surtout, sur cet instant de notre vie qui nous a tant apporté et qui ne sera plus. Une sorte de deuil, de ce présent passé, où l’on regarde ce qu’il reste dans notre présent de ce passé.

On sourit, la nostalgie dans le tapis, à la moindre réminiscence de banalité quotidienne ou de surréalité émotive ponctuelle.

On se sent faible un instant, dépourvu de ce présent.

Mais non, il ne faut pas. Parce qu’on est aujourd’hui, grâce à lui, plus fort. On sait ce que c’est le bonheur. Le nôtre. On sait mieux par où aller pour le trouver.

On porte ce passé terminé en nous, profondément ancré. Et avec lui, on continue à avancer sur notre route sinueuse de vie. Plus fort. Plus fort de soi.

Si le futur est incertain, le passé, lui, nous appartient. Et rien ne pourra nous l’enlever.

jeudi 12 juillet 2007

Pologne: politique pas très catholique

Un ancien président héros de la transition démocratique qui traite de «fils de p...» l'un de ses successeurs, un ministre de l'Éducation qui qualifie de "sales pédérastes" les homosexuels, un président «prêt à mourir» pour sa vision du système de vote dans les instances européennes, un influent prêtre qui traite de «sorcière» la première dame du pays... Bienvenue dans la jungle politique de la Pologne catholique, où les écarts de langage et la mauvaise foi sont souvent la norme.

La Pologne est dirigée depuis 2005 par les frères jumeaux identiques Lech et Jaroslaw Kaczynski, respectivement président et Premier ministre. Leur parti, Prawo i Sprawiedliwosc (Droit et Justice, "PiS"), nationaliste et conservateur, forme actuellement un gouvernement de coalition avec deux partis extrémistes, la Ligue des familles polonaises (LPR) et le parti agrarien Samoobrona (Autodéfense).

Le gouvernement Kaczynski, élu un peu plus d’un an après l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne (mai 2004), est devenue la bête noire de l’Europe. Certes, comme tous dirigeants politiques, les frères jumeaux et leurs alliés tentent de défendre les intérêts de leur pays en même temps que leurs propres intérêts partisans. Mais les dirigeants polonais, qui se disent pourtant de fervents catholiques, le font souvent avec une telle mauvaise foi qu’ils ne peuvent être considérés comme des partenaires fiables.

Avant les négociations pour le nouveau Traité constitutionnel européen à Bruxelles le mois dernier, les Kaczynski ont dit à l’Europe être «prêts à mourir» pour que soit retenu le système de la racine carrée du nombre d’habitants par pays pour déterminer le poids de chaque État dans les instances européennes, un système qu’ils étaient seuls à défendre avec la République tchèque.

Ce système de vote - qui a été rejeté - aurait pourtant désavantagé la Pologne! Mais encore plus, il aurait réduit le poids de l’Allemagne, et c’est précisément ce que cherchaient ces fils de résistants lors du Soulèvement de Varsovie en 1944 contre les Nazis. Une vengeance personnelle, quoi. L’un des sentiments que proscrivent pourtant les Saintes écritures...

Les Kaczynski, comme beaucoup de Polonais, n’ont toujours pas pardonné aux Allemands l’occupation nazie. Le Premier ministre, Jaroswlaw, est même allé jusqu’à dire que sans la Seconde guerre mondiale, «la Pologne aurait été aujourd'hui un pays de 66 millions d'habitants», alors qu’elle en compte un peu moins de 40 millions actuellement... « Nous réclamons seulement qu'on nous rende ce qui nous a été pris», a-t-il dit peu avant le Sommet européen sur le traité constitutionnel.

À l’interne

Les luttes politiques internes mènent aussi à des excès, notamment langagiers.

Il y a un mois, Lech Walesa, ancien président et chef historique du syndicat Solidarité, à l’origine du mouvement qui a mené à la chute du communisme en 1989, a qualifié de «fils de p...» le président actuel Lech Kaczynski. Il ne s’agissait pas d’un mot échappé au détour d’une émotion trop forte, puisque cette grande figure internationale de la lutte pour la démocratie a... écrit ces mots sur son blogue. Il réagissait aux propos du président, l’un de ses anciens conseillers avec qui il est désormais en brouille, qui avait déclaré que "la démocratie en Pologne a été menacée après 1989 [...] jusqu'en 1995", soit durant la période où Walesa était à la tête du pays.

En avril, l’influent prêtre Tadeusz Rydzyk, directeur de la toute aussi influente Radio Maryja (très catholique et très conservatrice) a déclaré devant un parterre d’étudiants de son école de journalisme que la femme du président était une «sorcière», parce qu’elle s’était opposée à un amendement destiné à interdire totalement l’avortement dans le pays. «Madame la présidente et l’euthanasie? Sorcière! Tu vas voir ce que tu vas voir! Si tu veux tuer les gens, commence par toi-même», a-t-il déclaré dans cette conférence fermée au grand public mais dont l’hebdomadaire Wprost a publié cette semaine des extraits. Pas très catholique...

Les autres membres de la coalition gouvernementale ne manquent pas non plus d’ajouter leur voix à ce concert d’insultes publiques qui, contrairement à dans plusieurs pays, ne finissent pas par des excuses toutes aussi publiques.

Roman Giertych, le ministre de l’Éducation, chef de la Ligue des familles polonaises (conservatrice, catholique et nationaliste) ne fait pas simplement interdire toute information sur l’homosexualité dans les écoles, comme son pouvoir le lui permet, mais il traite les gais – en public évidemment -de «sales pédérastes». La tolérance n’est-elle pas aussi une valeur enseignée dans les Saintes écritures?

Lorsque ce ne sont pas les langues qui fourchent, ce sont donc les idées. Ce même ministre de l’Éducation veut rayer Goethe (un Allemand...), Dostoïevski (un Russe...), Kafka, Gombrowicz et Conrad de la liste des lectures obligatoires dans les lycées pour les remplacer par des auteurs plus moralement acceptables et plus patriotes.

Une démocratie qui fonctionne

Le fragile* gouvernement Kaczynski pourrait être qualifié d'obscurantiste pour plusieurs mesures prises qui ont pour effet de refermer la Pologne fraîchement européenne (UE) sur elle-même.

Mais heureusement, la jeune démocratie polonaise fonctionne. Elle empêche les jumeaux de régner en roi et maître et de contrôler à leur guise la destinée du pays.

En mai dernier, la Cour constitutionnelle a invalidé la très controversée loi sur la décommunisation qu'ils voulaient instaurer. Elle visait à obliger des personnes à déclarer publiquement s'ils avaient ou non collaboré avec l'ancienne police secrète communiste (SB) avant 1989.

La plus haute instance du pays a tranché, c'est non. Les Kaczynski ne peuvent rien y faire. Si ce n'est de blasphémer contre la décision...

*La coalition gouvernementale menée par les Kaczynski pourrait tomber bientôt à la suite du limogeage le 9 juin du vice-premier ministre et chef du parti Autodéfense Andrzej Lepper, soupçonné de corruption. Son parti songe à quitter le gouvernement, qui deviendrait minoritaire.

lundi 9 juillet 2007

L'homme qui n'existe plus


Varsovie (Pologne) - Il est cet être inutile. Inutilisable. Socialement nuisible. Mais il est cet être, cet humain qui respire comme les autres - quoique difficilement - et possède les mêmes droits. Il est cet humain, ou ce qu'il en reste.

Ca aurait pu être à beaucoup d'endroits de cette ville ou d'une autre sur la Terre, mais c'est à la gare centrale de Varsovie.

Il pleut. Comme des dizaines d'autres sans-abri, il a trouvé refuge dans l'un des seuls endroits de la ville où les policiers et les commerçants ne peuvent vraiment le chasser.
Il a peut-être un certain âge, difficile à dire. Mais il a certainement un âge, parce que même les plus démunis en possède un.

Il pue. Il écoeure la normalité, même la plus sensible à son sort. Il pue à des mètres à la ronde. On souhaiterait qu'il n'existe pas, ou du moins pas à côté de nous. On s'en veut de penser cela, de souhaiter la non existence de ce malgré tout humain, mais c'est plus fort que nous. Cette odeur est plus forte que notre tolérance.

En fait, on se demande s'il existe, si son état s'appelle encore existence, s'il est conscient de son sort. On n'arrive même pas à le plaindre puisqu'on se dit qu'il ne se plaint peut-être même plus lui-même.
Il marche en se traînant lentement, douloureusement, les pieds, avec ce qu'il lui reste de réflexes de survie. Zombie. La tête baissée, le regard absent, les mains et le visage rougis par l'alcoolisme quotidien, le froid des nuits et des hivers varsoviens.

On s'étonne que le corps puisse résister ainsi, aussi longtemps, à l'autodestruction et à ce milieu qu'on laisse nous détruire à grands et petits feux.

Il finit par s'asseoir. Il a le dos courbé et le regard nulle part. Il est concentré à respirer, à haleter. On se demande s'il trouve la vie lourde. On se demande s'il trouve encore la vie. On ne peut s'imaginer qu'il imagine une issue autre que la fin de la vie.

On voudrait tellement se cacher dans l'idée illusoire qu'il pourra "s'en sortir" et vivre, mais la réalité est trop forte. Il est pourri par la vie, à en mourir vivant.

Vraiment, on s'en veut de penser ainsi, de ne plus laisser de chance à l'espoir.

Quelqu'un a déjà cherché à s'occuper de lui. La dernière fois, c'était il y a environ un mois, à en juger par sa coupe de cheveux et la longueur de sa barbe. On a voulu lui redonner une dignité, une apparence socialement normale, mais il était déjà trop tard. Le bon samaritain n'avait probablement lui-même plus vraiment d'espoir, mais il ne pouvait accepter de laisser un de ces semblables ne plus lui ressembler, dériver de l'humanité.

Soudain, cette pensée nous traverse l'esprit. Cet homme devant nous, ou ce qu'il en reste aujourd'hui, a déjà été entièrement humain. Il a déjà joui pleinement des avantages impressionnants que possède ce bipède pensant sur les autres êtres vivants.

On l'imagine jouer dans les rues de son enfance. On l'imagine rire, sourire, pleurer, parler, crier, travailler, donner, recevoir, souffrir. Aimer.

Il a été heureux, il a été malheureux. Il a senti, ressenti. Aujourd'hui, des circonstances qu'on ne connaît pas l'ont rendu homme dépourvu d'existence. Ou presque.

On s'en veut de penser ainsi. Vraiment.

En 2002, selon l'Agence gouvernementale des problèmes reliés à l'alcool, trois millions de Polonais abusaient de l'alcool, alors que 800 000 en étaient dépendants et auraient eu besoin de traitements.