samedi 30 juin 2007

Loin d’Ottawa

VARSOVIE (Pologne)- À 7 000 km d’Ottawa, le Canada est beau et muet, commandité par des compagnies privées et n’a que très peu de compte à rendre à ses contribuables.

Varsovie, ambassade du Canada. Un somptueux cocktail pour le «Canada Day», six jours à l’avance. L’événement a été devancé pour coïncider avec la visite de trois sénateurs canadiens. On en a aussi profité pour grossir l’événement en l’honneur de cette visite officielle et des 140 ans de la Confédération.

Personnel de l’ambassade, ambassadeurs étrangers, entrepreneurs polonais, politiciens, militaires, même un prêtre. Le Canada a invité «tous ses contacts» en Pologne, comme c’est la coutume dans le monde diplomatique, dit une employée de l’ambassade.

«Par contre, nous n’invitons pas les ambassadeurs des pays avec qui le Canada n’a pas des bonnes relations. Celui du Bélarus n’est pas là», explique l’employée à l’auteur de ces lignes, qui est en partie responsable de la détérioration des relations entre les deux pays.

Mais l’ambassadeur de la Syrie est là, lui, car le Canada a de bonnes relations avec ce pays où a été emprisonné et torturé le Canadien Maher Arar. Les services secrets canadien avaient transmis à la CIA des informations sur ses possibles liens avec des organisations terroristes, et les Américains l’ont déporté dans son pays natal. Il s’avéra que ces soupçons étaient totalement non-fondés.

Le Canada échange des renseignements anti-terroristes avec la Syrie, où le président Bachar El-Assad a été réélu avec 97,62% il y a un mois. En fait, ce n’était pas une élection, mais bien un référendum, avec un seul candidat, pour savoir si la population le voulait toujours à la tête de l’État pour sept ans. Comme le faisait Saddam Hussein en son temps.

La réception est une réussite, dit l’employée de l’ambassade.

Combien coûte une réception du genre, avec le quatuor à cordes, les serveurs, l’alcool, les canapés et les discours officiels? L’employée ne connaît pas la réponse. L’ambassadeur David Preston non plus. Mais il assure que tout a été fait pour réduire le fardeau des contribuables canadiens. «C’est la mode maintenant (dans les cercles diplomatiques) d’être soutenue par des commanditaires».

Une brasserie et un géant de l’agroalimentaire ont fourni nourriture et alcool pour la réception. L’ambassadeur les remercie dans son discours unilingue anglophone avec traduction en polonais.

Langue de bois

La délégation de sénateurs canadiens est venue pour «promouvoir les relations interparlementaires entre le Canada et la Pologne», dit le président du Sénat Noël Kinsella, qui répond à mes questions le plus généralement possible, en faisant bien attention de ne pas se compromettre - même positivement - et faire de vagues. Certains parleront de langage diplomatique, d’autres de langue de bois.

Tout est beau, tout est bien. On ne saura pas ce que la visite des trois sénateurs canadiens – et leurs épouses - aura apporté précisément aux relations bilatérales entre les deux pays. On ne saura rien, si ce n’est que la Pologne et le Canada «share political and social values, fondamental values of human rights and democracy» et que les présidents des deux sénats ont discuté ensemble des systèmes de sécurité sociale polonais et canadien.

Dans ces conditions, impossible de juger de la pertinence de cette visite au frais des contribuables canadiens.

De toute façon, qui posera des questions sur la visite et ses répercussions? Pratiquement personne ne saura qu’elle a eu lieu. En tant que stagiaire à l’Agence France Presse, je suis allé rencontrer M. Kinsella lors de son passage au Sénat polonais. Mais faute d’informations intéressantes à relayer au public, ne serait-ce qu’une déclaration sincère, même positive (les médias préfèrent évidemment les informations conflictuelles...), je n’ai rien écrit. Alors personne ne saura.

Loin

Nous sommes loin d’Ottawa, à l’étranger. La plupart des ambassades canadiennes font probablement attention de ne pas dépenser n’importe comment les fonds publics. Pour diminuer les coûts, certaines vont même jusqu’à vendre l’image du Canada à une brasserie danoise, comme ce fût le cas pour le «Canada Day» varsovien.

À l’étranger, le Canada officiellement bilingue est la plupart du temps unilingue anglophone. Et s’il est bilingue, la deuxième langue parlée dans l’ambassade est plutôt celle du pays d’accueil. Personne à l’interne pour faire respecter les lois sur le bilinguisme. Cela arrange presque tout le monde et Ottawa est trop loin pour que ceux qui veulent se plaindre le fasse sans craindre des répercussions et des problèmes pour eux-mêmes dans leur ambassade.

Les diplomates canadiens à l’étranger doivent jouer le jeu de la diplomatie internationale et organiser des réceptions somptueuses pour développer nos relations diplomatiques et commerciales en montrant la grandeur et la prestance du Canada.

Ils remplissent probablement aussi bien leur mission que ceux des autres pays industrialisés. Mais ils sont pratiquement laissés à eux-mêmes, pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur ou le pire, on ne le sait pas. Car tout le monde reste discret, muet, pour ne pas faire de vague, de peur de perdre leur position privilégiée, peut-être. On ne sait rien.

Et ceux qui ont pour rôle de s'assurer de leur transparence - Ottawa, sa vérificatrice générale et tous les autres chiens de garde, journalistes compris - sont loins. Très loins.

dimanche 24 juin 2007

Chronique d’errance #8: Visite imprévue sur le toit du monde qui nous appartient

Écrite au lendemain d’une visite sur un toit du monde, enregistrée dans mon appartement varsovien, 23 et 24 juin 2007.

Il est cinq heures du matin sur le toit d’un monde sans limite. Il est trop tard pour dormir, trop tôt pour se réveiller. On ne peut être que ce que l’on est; exister parce qu’il n’y a rien de plus vrai à faire.



Il est cinq heures et des poussières, mais peu importe, car c’est nous qui forgeons le monde, qui ne peut plus tourner sans nous.

Il y en a des qui risquent leur vie, parce que ça rapproche de soi, le danger de se perdre, de gagner la mort.

Il y en a des qui risquent leur âme à dire vrai par-dessus vrai, à éclabousser leur entourage de profondeur d’esprit indécente.

Tout le monde est à vif dans ce morceau hors du temps de vie vivante, où la surenchère d’ouverture d’âme a fait tomber les armes et coulé les larmes qui avaient à couler.

On coule tellement qu’on touche le sommet parce qu’on a fait chavirer le monde à force de l’écouter nous laisser vivre.

L’engrenage qui nous mène sur le toit du monde qui nous appartient est aussi fortuit que fortuné. Car les morceaux de vie vivante ne peuvent être planifiés. Ils partent d’une phrase qui n’a pas besoin d’être dite et aboutissent à un déroulement qui se construit au fil des instincts de chacun et de l’instinct collectif d’une bande d’humains qui ont en commun l’imprévisibilité de leur avenir collectif.

On ne peut jamais prévoir une visite sur le toit du monde qui nous appartient. Son entrée est fermée à ceux qui sont conscients de vouloir y aller. Le chemin menant à cet espace-temps de vie vivante est inconnu et, surtout, aléatoire.

Il faut se laisser porter: à gauche par le hasard, tout droit avec la folie, à droite en toute spontanéité; errer à tâton inconsciemment à coup d’instinct.

Vivre. Vivre. Sur-vivre tout ce qui nous tombe sous la main. Profiter de notre surexistence temporaire au-dessus, en dehors d’un monde réel qui cherche partout ailleurs pour se comprendre, à en oublier de s’écouter soi-même.

Vivre ce qui doit l’être, le temps d’un non-temps, sur le toit de ce monde qui nous appartient parce qu’on a osé le revendiquer et prendre en main ce qu’il avait à nous offrir.
***

Et le temps passe. Il est dix heures du matin sur la terre ferme, nous sommes loques exténués, mais le plus important est que nous avons vécu.

mercredi 20 juin 2007

Frères d’ombre

Varsovie (Pologne) – Dlugi le Polonais, Denis le Biélorusse, Frédérick le citoyen canadien et bien d’autres. Nous avons connu l’ombre ensemble, mais ce qui nous en reste, c’est la lumière.


Pas celle de l’ampoule allumée jour et nuit au-dessus de la porte de notre cellule. Je parle de cette lumière qui ne pouvait s’éteindre, même dans les moments les plus sombres de nos quinze jours à la prison d’Okrestino (mars-avril 2006), dans la dictature biélorusse. Cette lumière entretenue par la solidarité de toutes nos solitudes individuelles; cette lumière qui nous rendait plus forts que cette répression, cet arbitraire, car nous croyions profondément que c’est eux, les emprisonneurs, qui avaient tort. Pas nous.

Le hasard m’a amené à Varsovie, où j’ai pu retrouver mes anciens compagnons de cellule. Minsk est à environ 500 km. Dlugi habite dans la capitale polonaise. Denis y est en exil: à sa sortie de prison, on l’a exclu de l’Université de Minsk... pour avoir été absent trop longtemps. Il étudie maintenant à Varsovie grâce à une bourse du gouvernement polonais. L’ex-pays communiste devenu aujourd’hui une vraie démocratie, 18 ans après la chute du mur de Berlin, retire une grande fierté, bien compréhensible, à donner des leçons de démocratie à son frère slave.

Aucun de nous n’a perdu ses convictions, bien qu’elles puissent être différentes les unes des autres. Nous sommes ressortis d’Okrestino renforcis, mais pas endurcis.

La prison enlève la liberté, mais donne du temps. Elle force le retour à sa solitude, à l’introspection.

Pour les jeunes militants comme Denis – il avait 21 ans à ce moment – elle donne même la chance de maturer dans leur vision du militantisme. Il a les mêmes convictions, le même objectif qu’avant son incarcération– la démocratie en Biélorussie – mais ils sont plus réfléchis. Ils ont mûri.

Pour faire comprendre à ses concitoyens la nécessité de la démocratie, il a décidé de se montrer plus subtile, plus posé que lorsqu’il sortait dans les rues minskoises pour des manifestations éclairs visant à irriter le pouvoir.

Aujourd’hui, il veut faire du journalisme, parler des faits, pour éveiller les consciences.
Dlogi le Polonais soutenait ses «frères» biélorusses – il étudie la philologie biélorusse – et il a été jeté en prison pour les avoir aidé à fomenter une démocratie. Il ne respecte toujours pas ce régime qui le coupe de sa douce biélorusse.

Depuis sa sortie de prison et son renvoi du pays, il y est retourné une fois pour la voir, malgré les peines sévères de prison (qui se comptent en années) qui planent sur lui s’il est pris sur le territoire biélorusse alors qu’il y est interdit de séjour pendant cinq ans. «Mon coeur battair très fort» en entrant dans le pays, dit Dlugi.

Mais la dictature ne lui fait pas assez peur pour qu’il respecte ses règles. Au contraire, lorsqu’on a connu sa répression et qu’on y a survécu, elle nous fait encore moins peur.
***

Au Maroc, j’ai rencontré un ex-détenu politique des «années de plomb», une période du règne de feu le roi Hassan II marquée par une répression féroce. Driss Bouissef Rekab a passé près de 14 ans en prison. Contrairement à nous, il a goûté à la torture. La vraie. Qu’est-ce qui lui a fait le plus mal? «De penser à Lucille (sa copine) et de ne pas pouvoir la rassurer, lui parler», répond-t-il.

La prison ne lui a pas laissé de séquelles autres que physiques. Ni de haine envers ses tortionnaires. «Nous savions déjà à quoi nous attendre du régime». Ses camarades et lui, chacun dans leur solitude et encore plus, ensemble, était plus forts que le système répressif, qui allait jusqu’à devenir un acteur de second rang dans leur malheur.

Sa lutte quotidienne, il la menait avec lui-même, pour devenir une meilleure personne. À l’ombre, il a construit sa lumière, en dépit d’une dictature qui voulait lui faire broyer du noir. Peut-être même un peu grâce à elle.

Pour ma part, c’est plus le hasard jumelé à la maladresse et l’incompétence d’une dictature qui m’ont conduit à la prison «politique». Je ne peux me considérer à part entière comme un ex-détenu politique ou d’opinion.

J’ai tout de même connu, par la force des choses, l’obligation de solitude collective, les moments sombres où les quatre murs qui nous entourent réapparaissent subitement devant nous après un moment de liberté imaginée.

Et comme Dlugi, Denis et Driss Bouissef Rekab, ce qu’il m’en reste, ce n’est ni la rancune, ni la haine envers un régime qui, finalement, fait pitié à avoir si peu confiance en lui, si peur, qu’il en vient à enfermer ses opposants pacifiques.. Ce qu’il m’en reste, c’est cette lumière incandescente qui s’est construite à force d’étincelles retrouvées et rassemblées au fond d’une âme qui ne prenait plus le temps de se regarder aller au fil des jounées trop courtes.

Driss Bouissef Rekab termine son livre À l’ombre de Lalla Chafia, écrit entièrement en prison, avec cette phrase: «Si, pour arriver à ce que je suis, il me fallait recommencer, je recommencerais». Il résume tout le paradoxe de la prison politique, où si on le veut vraiment, on réussit toujours à trouver une lumière dans chaque racoin d’ombre.

mardi 12 juin 2007

Chronique d’errance #7: le temps d’une transmission de kebab

Écrite dans un café sur Nowy Swiat, à Varsovie (Pologne), le 9 juin 2007. Un peu trop précise pour une chronique d’errance, mais trop errante pour être autre chose...

Elle m’a regardé avec des yeux «Emmène-moi loin d’ici parce que j’ai encore le goût de rêver et j’ai l’espoir comme un puit sans fond». Interprétation spontanée. J’ai soutenu le regard. Juste pour voir, juste pour le comprendre en profondeur. Et elle l’a soutenu aussi.

Elle a dû me dire quelque chose comme «bon appétit» en me donnant mon kebab et un sourire.

Elle est minutieuse. Lorsqu’elle dépose la salade dans une assiette aussi jetable que sa vie, que les miennes successives, que toutes ces vies qu’on croit irremplacables mais qui le sont si facilement finalement quand on finit par les perdre ou les terminer. Chaque humain est plus fort que son monde ambiant, même s’il a peur de l’admettre. Ça fait peur d’être unique.

«Emmène-moi loin d’ici», disaient ses yeux. Je crois, du moins. Pas qu’elle n’aime pas sa vie. Elle trouve du positif dans tout, même son travail: il y aura toujours les yeux des clients pour la faire voyager dans des coeurs le temps d’une transmission de kebab; il y aura toujours cette salade à déposer avec attention pour le client qui ne s’en rendra probablement jamais pas compte mais elle s’en fout, parce que c’est à elle-même qu’elle fait plaisir en voulant faire plaisir. De toute façon, c’est mieux comme ça. Les gens ont souvent peur qu’un étranger leur fasse plaisir. Un coeur ça ne s’ouvre pas si facilement, surtout pas pour une inconnue.

Cette jeune-fille-espoir-sur-deux-pattes n’est pas seule à être unique. Et elle réussira. Sa vie, ses vies, ou autre chose. Ce qu’elle veut. Parce qu’en carburant à l’espoir – naïf-, en serrant fort dans son âme le positif des labeurs quotidiennes et même celui retranché dans un coin lumineux des grandes tragédies, elle est plus forte que la vie et ses aléas.
***

Il n’y a pas eu entre nous un mot intelligible échangé dans une lingua franca. Il n’y a pas eu d’amour, pas même de séduction. Il n’y a eu qu’un «ne lâche pas, tu n’es pas seul» réciproque, transmis par un regard interprété.

Peut-être – sûrement – ne l’a-t-elle pas interprété ainsi, ce regard. Mais je l’ai bel et bien vu grandir en bonheur à chaque miliseconde du regard où un mur de non-confiance de plus s’écroulait entre nous, ces deux inconnus remplis d’un espoir trop naïf, et nous rapprochait de l’ouverture d’âme totale.

Peut-être l’a-t-elle interprété autrement. Mais je m’en fous un peu, même si j’espère lui avoir fait du bien autant qu’elle m’en a fait. Je m’en fous, comme elle se fout qu’on ne remarque pas qu’elle dépose minutieusement la salade dans l’assiette. Elle s’en fout, même que ça l’arrange. Parce qu’elle peut ainsi donner aussi à ceux qui ont du mal à recevoir.

dimanche 10 juin 2007

Vingt-quatre heures d’Est


Varsovie (Pologne) – Il faut moins de vingt-quatre heures au jeune occidental sans avenir fixe pour comprendre pourquoi la vie à l’Est est une bénédiction pour celui qui veut vivre, sur-vivre, vivre plus fort, à la recherche constante d’une instabilité aventureuse.

L’appartement où je suis parachuté est décrépit et sale. Il compte un nombre indéterminé de colocataires.

Il y a celui pour qui à 18h, c’est toujours le lendemain d’une veille trop arrosée: les yeux vitreux, la toilette fréquente.

Il y a celui qui a travaillé sans arrêt pendant une année et qui est maintenant en chômage volontaire. Il dort dans le salon depuis deux ans avec l’autre (le lendemain de veille) et tous les «de passage» comme moi et les groupes de musiques underground biélorusses et britanniques qui y atterrissent parfois.

Et il y a le gai qui en a trop enduré dans un pays catholique conservateur où certains de ses concitoyens descendent dans les rues pour dire «oui aux hommes, non aux homosexuels!», où le vice-premier ministre Roman Giertych (chef de la Ligue des familles polonaises) qualifie sa bande et lui de «sales pédérastes» et fait interdire dans les écoles toute information sur l’homosexualité.

Il en a tellement enduré qu’aujourd’hui il provoque: il se promène le bas du corps nu dans un appartement à majorité masculine hétérosexuelle. Il laisse traîner ses jouets sexuels un peu partout. Il surjoue sa différence pour être certain qu’on la remarque, pour forcer les gens à l’accepter.

Sa chambre semble être à son image. À l’extérieur, la porte est couverte de provocation: Une grande affiche où on déchiffre quelque part le mot zoophilie; des dessins de corps d’homme. Le titre découpé de la Une du dernier numéro du magazine Polityka: «Boj sie Geja» («Aie peur des gais») fait office d’avertissement. Et à l’intérieur de sa chambre, comme à l’intérieur de lui-même probablement, il y a la religion réconfortante: de grands icônes orthodoxes (car en plus de faire partie d’une minorité sexuelle, il fait aussi partie d’une minorité religieuse) accrochés partout sur les murs. Lorsque le monde lui est trop cruel, il lui reste un Dieu qui l’aime comme il est et qui punira bien plus sévèrement ceux qui le haïssent en raison de son orientation sexuelle qu’il ne le punira lui. Il doit s’en convaincre pour survivre.

Le chômeur volontaire n’avait pas averti l’homosexuel éprouvé que je devais habiter un mois avec eux. Les hostilités d’une guerre déjà ouverte depuis un moment entre les colocs recommencent. À cause de ma présence, mais pas à cause de moi. Peu importe, je suis de trop. Une goutte qui fait déborder le vase à nouveau. Je dois partir. Au nom de la paix.

La précarité d’un pays, quoique malheureuse pour ses habitants, crée des personnages exquis parce qu’extrêmes, aux histoires folles à écouter, à raconter et à vivre.

Perdition retrouvée

Les excès, d’alcool ou autre, sont naturels dans le pays où on a rien à perdre dans la perdition. Naturel, donc prémédité. Pas par réflexion, mais par réflexe. On se détruit le sang pour se construire une soirée aléatoire où il n’y a pas de tabous parce qu’il n’y a pas de schéma pré-établi de ce que devrait être le plaisir et la réussite d’une soirée. Le bien et le mal s’allient sans complexe pour qu’on arrive à nos fins.

La première bière arrive aussi sournoisement que le premier verre de vodka. On ne se pose pas de questions existentielles et on les enfile. Naturellement. La soirée se construit, notre corps se déconstruit, au fil des possibilités. Parce que rien n’est pris pour acquis et rien n’est à rejeter. On prend ce qui passe.

On commence à l’appartement. La bière. On continue dans la rue, en marchant vers un je-ne-sais-où. La vodka. Ensuite, c’est chez des amis d’amis, quand la mère de l’un est partie. Le vin aux framboises de mauvaise qualité. Puis un bar. Et encore de la bière. Puis un appartement international. Et de l’alcool lituanien. Puis un autre bar, situé dans un appartement. Il est sans doute illégal, mais il y a de la bière.

Il est quatre heures du matin. On rentre bourré d’alcool et vide de questions parce qu’il n’y a pas de questions à se poser quand on vit à fond en attrapant ce qui passe sans se demander si ça réchauffe ou si ça brûle.

Lorsqu’on finit par s’arrêter pour comprendre ce qui s’est passé (on le fait parce qu’on est habitué de tout analyser dans notre monde natal où presque tout est compréhensible et cataloguable) ce qui nous surprend le plus, c’est d’avoir trouvé l’épisode rocambolesque complètement naturel. On a vécu et on n’a pas eu à réfléchir vraiment à comment on devrait vivre. On a simplement vécu. Carpe diem.

***

Même si la Pologne semble de plus en plus se déplacer vers l’Ouest, s’organiser socialement à grand pas, se stabiliser, elle a toujours ces relents d’Est qui nous font vivre à cent mille à l’heure et nous offrent sur un plateau d’argent des incongruités, des extrêmes envoûtants ou repoussants, mais vrais et vifs.

À long terme, on sait très bien que les fils entremêlés d’une société anarchique finiraient par nous étouffer, par nous frustrer. Mais en attendant, la jeunesse a cette capacité à se faufiler à travers les maillons étroits du chaos. Et tout y devient possible. Dans le chaos, le salut.

Le diable et la solidarité sociale

PARIS (de retour du Maroc)- Marrakech: un livreur transporte des caisses de boissons gazeuses empilées les unes par-dessus les autres. Pour déplacer sa cargaison, il soulève trois côtés de la pile à la fois et fait pivoter le quatrième. Il avance ainsi à coup de centimètres, répétant inlassablement sa manoeuvre.

Il utilise probablement cette technique de livraison depuis des années. Avec un chariot diable, il pourrait accomplir sa tâche au moins quatre fois plus vite. Mais il n’a pas de chariot diable. Pourquoi, diable? Peut-être n’y a-t-il pas pensé. Peut-être n’a-t-il pas l’argent pour en acheter un. Peu importe, le résultat est le même. Il est inefficace. Comme le Maroc. Comme les autres pays en développement. Comme le furent jadis les pays aujourd’hui développés.

Dans les carrefours giratoires, les voitures ont tellement soif d’avancement que l’anarchie de leurs assauts finit par tout bloquer. Et plus personne n’avance, jusqu’à ce qu’un policier règle les noeuds de trafic... et que tout recommence.

Pourquoi cette inefficacité? Pourquoi dans les pays en développement, chaque nouveau jour est comme le premier, comme si on n’avait pas appris des expériences, des erreurs et des succès passés?

J’ai pensé un instant que les défaillances du système d’éducation marocain expliquait cela, en partie du moins. 38% des Marocains – officiellement – sont analphabètes. Mais après, je me suis rappelé avoir vu en Russie le même genre d’inefficacité: trois employés pour un job qui en nécessiterait un dans un pays industrialisé (avec les mêmes équipements), des tâches effectuées sans aucun souci d’efficacité non seulement par rapport au temps, mais aussi par rapport à l’effort physique consacré. Or, en Russie, 99,6% des citoyens savent lire et écrire.

Je me suis aussi rappelé que le manque d’organisation et l’inefficacité gangrénait le bon fonctionnement du journal où je travaillais au Maroc. Le journal existe pourtant depuis dix ans et est mené par des intellectuels qui ont souvent étudié ou travaillé dans des pays développés. Mais chaque numéro est comme le premier. Comme si ces intellectuels n’avaient pas réussi à construire une structure solide pour ne pas tout recommencer à chaque fois.

Le manque d’éducation, mauvaise piste, donc.

Solidaire pour soi-même

En Suisse, des distributeurs de sacs plastiques sont disséminés un peu partout dans les villes pour s’assurer que les propriétaires de chiens ne laissent pas les besoins de leur animal domestique sur la voie publique. Dans les fast-food en Suède, les poubelles sont conçues pour qu’on puisse trier les déchets et recupérer ce qui peut l’être.

Ce ne sont que deux exemples qu’on pourrait croit banals, mais qui sont bel et bien significatifs. Car derrière eux se cache une volonté commune d’un groupe de personnes d’améliorer leur qualité de vie et de le faire ensemble, parce que c’est le meilleur moyen d’y arriver.

Dans nos sociétés occidentales individualistes, la solidarité sociale n’est plus – ou est moins souvent – une affaire de survie, de générosité. Elle est devenue un outil pour que chaque individu vive mieux dans son environnement. En se mettant d’accord avec ses concitoyens sur un cadre à respecter, l’individualiste peut s’épanouir par lui-même dans un système qui fonctionne le plus souvent à son avantage.

De l’autre côté, dans les pays en développement, on ne peut nier qu’il existe une forte solidarité sociale. L’esprit de communauté règne, on n’hésite pas à donner à son voisin dans le besoin – alors que chez nous on ne le connaît souvent même pas... - ou à un mendiant. Mais cette solidarité sociale en est une de survie. Elle est certes louable, très louable, mais elle ne fait que pallier les manques du jour. Les problèmes collectifs restent entiers. Et finalement, tout le monde reste seul ou seul avec ses proches: les plus pauvres sont seuls dans la bataille pour la survie quotidienne, et les plus aisés dans celle pour l’avancement personnel ou «clanique». Et rien de collectif ne se construit.

L’individualisme comme défense

Cette solidarité sociale bricolée pour survivre au système défaillant des pays en développement ne doit pas nous leurrer toutefois. L’individualisme est bien présent dans ces pays aussi, quoique sous une forme bien différente. L’individualisme y devient un mécanisme de défense face à la précarité. Et bien qu’il soit tout à fait naturel, c’est lui qui empêche la construction collective et l’efficacité. Puisque les cadres de travail ou de vie sont minimes ou inexistants, rien ne peut être pris pour acquis. Chacun essaie donc de soutirer le maximum de sa situation présente, mais personne ne veut consacrer d’énergie à bâtir quelque chose de commun - des structures - dans sa société ou son entreprise. Parce qu’il sait qu’il est peu probable qu’il en retire quelque chose.

La solidarité sociale des pays développés n’est pas innocente non plus. Elle est motivée par un ensemble de désir individuels d’amélioration de condition de vie. Elle est soutenue par des structures en lesquelles les citoyens peuvent avoir confiance. Ils sont donc prêts à y mettre de l’énergie.

Plus les lendemains seront sûrs dans les pays en développement, plus leurs populations tenderont vers cet individualisme «encadré» qui finalement sert une solidarité sociale «constructive».

Et à ce moment, le livreur de boissons gazeuses marocain aura son chariot diable. Parce que son patron et lui-même pourront penser plus loin que la fin de la journée.